— Tu te figures ça, s’écria Marcellin, et moi je suis sûr du contraire ! Ce qui te retient, c’est le souvenir de ton accident. Oublie-le, et tu redeviendras agile comme un singe.
— Ça ne s’oublie pas, Marcellin. Ça ne s’efface pas.
— Il y en a d’autres que toi qui ont dévissé. Ensuite, ils se sont remis. Et ils ont continué le métier.
— Moi, ce n’est pas pareil… J’ai eu des clients tués… On m’a opéré dans la tête…
— Si je n’avais pas confiance en toi, je ne t’aurais pas prié de me conduire là-haut. J’en connais des guides qui n’auraient pas demandé mieux ! Mais c’est toi que j’ai choisi. Parce que tu es le meilleur.
— Après Servoz.
— Après Servoz, si tu veux. Avec toi, je sais que je ne risque rien. Tu as de la poigne. Tu connais chaque fissure. Tu grimpes à la verticale, sur du lisse, à croire que tu as de la colle aux doigts…
— Ça me fait plaisir de t’entendre, Marcellin.
— Et puis, tu es mon frère. Nous ferons équipe, comme autrefois. Tu te souviens du bon temps, Zaïe ?
— Oui.
— Tu marcheras devant. Et tout ce que tu m’ordonneras de faire, je le ferai. Tu pourras m’engueuler, je te dirai : merci ! Et nous passerons, nous passerons, coûte que coûte…
— Allume la lampe, Marcellin.
— Tu viendras ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas bien.
— Qu’as-tu ?
— C’est comme un tremblement. Cet argent, tu es sûr qu’il n’est plus à personne ?
— Encore ! Je t’ai expliqué…
— Oui, oui… Mais j’ai peur…
— De quoi ?
— De ne pas pouvoir. Allume la lampe. Cela fait dix ans que je n’ai pas essayé. On vieillit. On se rouille. Et puis, la montagne, elle ne veut plus de moi. Et peut-être que, demain, le temps ne sera pas convenable. Allume la lampe…
— Si tu refuses, je partirai seul.
— Tu ne sais pas ce que tu dis.
— Je dis ce que je ferai, et je ferai ce que je dis. Je partirai seul.
— Que Dieu te préserve ! Tu ne peux pas partir seul, Marcellin. Tu ne connais pas la voie.
— Je me débrouillerai.
— Ce n’est pas faisable seul, Marcellin. Tu dérocheras, dès le début. Tu te casseras les reins.
— Ça m’est égal. Si je dois continuer à vivre sans argent, je préfère crever. Je crèverai ou je réussirai. Reste ici. Moi, j’y vais. J’y vais seul. Je partirai demain, avant l’aube…
— Je ne te laisserai pas aller.
— Alors, viens avec moi. On passe ensemble, ou on tombe ensemble. C’est ainsi qu’on parle entre frères. Non ?
— Si, Marcellin. Allume la lampe.
— Tu viendras ?
— Je viendrai…
— On sortira de nuit. En cachette. Personne ne doit savoir.
— Oui, Marcellin. Allume…
Marcellin alluma la lampe. Et ils se regardèrent l’un l’autre, dans la clarté revenue, étonnés, inquiets, comme s’ils ne s’étaient encore jamais vus.
5
Isaïe se tourna sur le côté et ouvrit difficilement les paupières. Une main secouait son épaule. Une voix disait :
— Lève-toi ! Il est trois heures !
Marcellin était penché sur lui, comme un arbre au-dessus d’une rivière.
— Lève-toi !
La lampe à pétrole éclairait la chambre tiède, qui sentait le sommeil. Contre la vitre, la nuit était collée, noire et plate. Le réveille-matin piochait le temps à petits coups de bec. Isaïe frotta son visage avec ses deux mains, bâilla et s’assit sur son oreiller. Sa tête dormait encore. Il demanda :
— Qu’est-ce qui arrive ?
— Il faut partir.
— Partir ? répéta Isaïe.
Il avait oublié leur conversation de la veille. Son esprit fatigué se préparait à commencer une journée comme les autres.
— Tu ne te rappelles déjà plus ? grommela Marcellin. Ne me fais pas ce coup-là, Zaïe !
— Si je me rappelle, dit Isaïe précipitamment.
— Ne me fais pas ce coup-là, après avoir promis. Tu as promis !
— Oui, j’ai promis.
— Qu’est-ce que tu as promis ?
Isaïe interrogeait anxieusement sa mémoire. Un sentiment de faiblesse et de faute lui donnait envie de pleurer.
— Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas ce que tu as promis ? cria Marcellin.
— Attends un peu, chuchota Isaïe. Laisse venir…
Il plissait le front. Il respirait par saccades. Tout à coup, un soupir enfantin détendit les traits de son visage :
— Ça y est, Marcellin. Je t’ai promis de faire la face sud avec toi.
— À la bonne heure ! dit Marcellin. Tu te retrouves. Debout ! Debout !…
— Tu vois, dit Isaïe avec fierté, je me suis souvenu !
Ils s’habillèrent côte à côte, sans échanger une parole : chaussettes épaisses, chaussures de montagne, guêtres en toile, gilet de laine, foulard, gants, moufles, cagoules et bonnets chauds couvrant les oreilles. Hier, avant de s’endormir, ils avaient rangé les vêtements sur deux chaises, vérifié les cordes d’attache et de rappel, les piolets, les pitons, les crampons, les raquettes. Ils avaient aussi bourré les sacs avec des tricots de réserve et de la nourriture : pain de seigle, lard et fromage. Une gourde de vin et une fiole de marc complétaient les provisions de route.
Ils mangèrent debout devant la table. Ces préparatifs nocturnes ramenaient Isaïe à quelques années en arrière. Il avait l’impression déconcertante de reprendre sa vie au point où il l’avait laissée avant son accident.
Après s’être restauré, il passa dans l’écurie pour donner du foin aux brebis et traire les chèvres. Les bêtes s’étonnaient d’être dérangées à cette heure indue. Engourdies de sommeil, elles bêlaient d’une voix mince. Quand elles se taisaient, Isaïe pouvait percevoir la rumeur de ruche que faisaient leurs lèvres en mastiquant le fourrage aux brins secs. Une chaleur, une odeur pacifique montaient vers lui de ces corps au repos. Et, parfois, il voyait les flancs laineux osciller dans l’ombre, selon le mouvement des barques amarrées qu’effleurent les derniers plis de la houle. Accroupi parmi ses moutons, il regrettait d’avoir à les quitter pour une journée entière :
— Je reviendrai ce soir, Mounette… sans faute… Dis-leur, dis-leur bien…
Marcellin poussa la porte de l’écurie :
— Dépêche-toi ! Il ne faut pas perdre une minute, si nous voulons être à la rimaye au lever du jour !
Isaïe transporta la seille pleine dans la cuisine, pécha, du bout des doigts, quelques poils de chèvre qui flottaient à la surface du lait, chargea son sac sur ses épaules et alluma la petite bougie de la lanterne pliante, à panneaux de mica, qui devait l’éclairer dans sa marche.
— Alors, c’est décidé, tu ne veux pas emporter les skis ? demanda Marcellin.
— Non, dit Isaïe. La neige n’est pas épaisse sur les premières pentes. Et, au moment d’attaquer le rocher, les skis au dos gêneraient nos mouvements.
— On pourrait les laisser à la rimaye et les reprendre à notre retour…
— À quoi bon ? On sera mieux avec des raquettes…
— Toi et tes raquettes ! Personne ne pratique plus avec des raquettes : c’est de la vieille histoire !
— Ne discute pas là-dessus, Marcellin. Les skis, c’est le goût des jeunes. Moi, chaque fois que j’ai pu, j’ai fait avec des raquettes. Tu ne me changeras pas. Laisse-moi dans mon habitude.
— C’est bon, dit Marcellin. Va pour les raquettes. Souffle la lampe, Zaïe.
Isaïe souffla la lampe, ouvrit la porte, et, suivi de son frère, entra dans le froid de la nuit. La brise incertaine chassait une poudre de diamant au revers des talus. Isaïe huma l’air, interrogea l’espace.