— Ça vient ! dit Marcellin.
Isaïe leva les yeux et reçut le paysage en pleine figure, comme un coup de vent. Une gigantesque muraille se dressait au-dessus de la terre blanche. Tailladées d’ombres obliques, cirées de verglas, ciselées, vitrifiées, aiguisées à l’extrême, les cimes incrustaient dans l’espace leur architecture ennemie des humains. Des névés luisaient comme des éclats de porcelaine dans des nids de roches abruptes. Une dentelle aux mailles lâches pendait sur le flanc d’un pic, hérissé de redents pointus. À gauche, dominant une paroi lisse et sombre, un casque de glace éparpillait les premiers rayons du soleil. C’était là-haut qu’il fallait grimper. Dans le ciel, des éponges roses voguaient vers un petit lac de jade, qui disparut bientôt, asséché par leurs masses buveuses de lumière. D’autres monstres de vapeur, aux nageoires effilochées, se hâtaient de couvrir les derniers trous de clarté. Les courants atmosphériques brassaient, autour des sommets, une pâte amorphe, dont les filaments demeuraient accrochés aux moindres aspérités du rempart. Isaïe observait intensément ce combat silencieux, où l’air et la pierre mesuraient leurs forces. Un équilibre mystérieux s’établissait entre l’énergie qu’il avait dépensée et la beauté du spectacle dont il était le témoin. Sans doute, rien de tout cela n’aurait eu lieu en son absence. Le soleil se levait pour lui seul, et pour lui seul, les montagnes acceptaient les couleurs de l’aurore. Il était responsable, en quelque sorte, de cette création éblouissante et hostile. Il retira ses gants et se signa, sans quitter du regard les cimes pétrifiées qui mordaient le ciel.
— Par où passe-t-on ? demanda Marcellin.
— Par là, dit Isaïe, en montrant, d’un coup de tête, un chaos de dalles superposées, qui se haussait vers le dôme neigeux.
Puis, avec l’index de la main droite, il dessina un itinéraire dans la paume de sa main gauche ouverte. L’ongle carré et noirci glissait sur la peau sillonnée de lignes :
— La rimaye est mauvaise… Faudra chercher moyen… Ensuite nous tournerons à gauche… Dix mètres dans une cheminée… Je planterai des pitons pour passer le surplomb…
Marcellin ne regardait pas le rocher mais la paume de son frère. La montagne était dans la main d’Isaïe, avec ses fissures, ses replats, ses bosses et ses creux.
— Combien de temps ?
— Si tout marche bien, quatre ou cinq heures, dit Isaïe.
Et il referma sa main.
Un vide s’ouvrant au niveau de son cœur. Ses forces coulaient hors de lui dans l’espace. « Aidez-moi, mon Dieu ! Aidez-nous ! »
Ils repartirent, marchant côte à côte pendant que les montagnes continuaient à se dévêtir de l’ombre.
6
Une vire enneigée coupait obliquement la paroi. Les pieds posés d’aplomb sur cette terrasse étroite, l’épaule collée à la roche, les bras pendants, lsaïe reprenait son souffle.
— Je peux monter ? cria Marcellin.
Sans regarder l’abîme d’où venait la voix de son frère, lsaïe répondit :
— Attends un peu… Attends que je prépare…
Jusqu’ici, tout s’était bien passé. Pour franchir la rimaye et gravir les premiers contreforts, lsaïe n’avait pas éprouvé le sentiment de la difficulté. De bonnes prises, disposées à distance raisonnable, l’avaient porté, aussi sûrement que les barreaux d’une échelle, vers ce palier qu’il connaissait dans ses moindres détails. Le vrai combat allait commencer maintenant. Levant les yeux, lsaïe considérait avec angoisse la haute plaque de pierre, dressée presque à la verticale, dont les nodosités fuyaient sous une couche de glace bleue. D’un point à l’autre, il cherchait son itinéraire en pensée. Durant l’été, certes, le passage était praticable pour un excellent grimpeur. Mais, en cette saison, la dalle gelée, aboutissant à un large surplomb, ne présentait pas un relief suffisant pour encourager l’escalade. Instinctivement, Isaïe tourna son regard vers le bas. À la limite de ses chaussures, la plate-forme se brisait à pic, et une perspective plongeante découvrait, cent mètres au-dessous de lui, la gueule béante de la rimaye. Le temps d’un éclair, il imagina un faux pas, son corps basculant dans le vide. Un grand choc lui cassait la colonne vertébrale. Un autre lui fendait le crâne. Des éperons rocheux se renvoyaient un paquet de viande battue jusqu’à l’arrêt final, au fond de la crevasse. Par le jeu d’un dédoublement étrange, il se voyait, à la fois, debout en cet endroit qu’il avait choisi et disloqué, dans une flaque de sang, au pied de la montagne.
— Tu es prêt ? Je monte ?
La voix de Marcellin. Il fallait agir. Isaïe passa la corde sous son aisselle gauche et sur son épaule droite, banda les muscles de son dos et dit :
— Monte.
Ses mains halaient le chanvre, lentement, pour aider la progression de son frère. Déjà, il entendait la respiration oppressée de Marcellin et le grincement de ses souliers sur le granit. Le chanvre bougeait, le poids approchait de la surface. Des doigts d’aveugle palpèrent le bord de la vire. Le visage de Marcellin se haussa, congestionné par l’effort, puis se détourna, disparut, parce que le grimpeur avait changé la prise de ses pieds.
— Tu es bien ? demanda Isaïe.
De nouveau, la tête de Marcellin émergea du vide. Ses épaules suivirent, masquant l’horizon. Un rétablissement l’amena sur la plate-forme. Il haletait, la bouche ouverte, les yeux bordés de givre :
— Jusqu’ici, ça peut aller.
— Oui, dit Isaïe.
— Tu continues par où ?
Isaïe tendit la main vers la dalle gelée :
— Par là.
À son tour, Marcellin examina le passage. Une lueur d’inquiétude modifia son regard.
— Tu es sûr qu’il n’y a pas un autre chemin ? dit-il.
— Il n’y en a pas d’autre, dit Isaïe.
— C’est tout lisse.
— Je sais.
— Tu pourras tenir ?
Isaïe hocha la tête sans répondre. Il pliait la corde en larges anneaux, afin qu’elle se déroulât régulièrement derrière lui. Puis, il vérifia les nœuds d’attache, assura le filin autour d’une saillie, glissa dans sa ceinture quelques pitons et le marteau-piolet. Chacun de ces gestes, minutieusement accompli, retardait l’instant de l’épreuve.
— Si tu crois que tu pourras tenir, vas-y, dit Marcellin.
— Ne me presse pas, dit Isaïe.
Pour atteindre la première prise, il devait longer la vire, jusqu’à l’endroit où elle se perdait dans la masse rocheuse. Cinq pas à faire sur un rebord taillé en marge du néant. Le visage tourné vers le vide. Isaïe défaillait de crainte. La paroi oscillait dans son dos, comme sapée à la base. Les lignes de pente vibraient, se dédoublaient, s’inclinaient pour l’inviter à les suivre. Des fils invisibles tiraient ses genoux vers le bas. Le froid, la neige, le silence, la pierre souhaitaient sa chute. Marcellin ne le quittait pas des yeux. Au bout d’un moment, il dit :
— C’est peut-être impossible à faire, Zaïe ?
— Ce n’est pas impossible, non.
— On ne va pas se rompre le cou pour le plaisir de monter trois mètres plus haut ! Tu m’entends ?
— Je t’entends.
— Alors, qu’est-ce que tu décides ?
— Je vais essayer, murmura Isaïe.
Marcellin haussa les épaules :
— Ne fais pas l’imbécile. C’est tout ce que je te demande.
— Je ne ferai pas l’imbécile.
— Si ça ne va pas après un bout, redescends…