— Tends la ficelle ! cria-t-il.
Le filin de chanvre, tiré par Marcellin, se raidit. Isaïe poussa un soupir de délivrance. Lié à la pointe de fer, il était en sécurité. Encore douze mètres avant le replat. Ses mains étaient mortes. Il suça ses doigts, remit ses gants, les retira, palpa de nouveau la pierre. Un gradin, dégagé au marteau-piolet, l’aida à progresser vers le bord supérieur de la cheminée. De cette bouche, ouverte au-dessus de lui, dévalait un maigre torrent de grésil. Il planta encore un piton. L’écho se superposait au choc, avec un léger décalage. Comme si deux maillets, l’un plus gros que l’autre, eussent frappé le même bout de métal, alternativement. Plus que sept mètres. Un troisième piton pour remplacer la prise manquante. La roche était pourrie. Le piton branlait. « Bon pour une fois. »
— Où en es-tu ? cria Marcellin.
— Je passe, dit Isaïe. File la corde…
Il n’avait jamais cessé d’exercer son métier de guide. Le corps n’avait rien oublié. Un peu moins de souffle que jadis, peut-être ? « Ça reviendra. » Le piton, mal établi, branlait sous son pied. Des deux mains, il agrippa l’avancée de la plate-forme, d’où pendaient des langues de glace. Ses muscles se tendaient douloureusement. Une déchirure courait sous la peau de ses bras. D’un rude effort, il se propulsa vers le sommet du passage. Le piton se décrocha, battit la pierre et fila vers le bas, en cliquetant à chaque ressaut. Mais, déjà, Isaïe avait pris appui, du pied droit, sur un bloc coincé, et s’était couché, à mi-corps, en travers du surplomb. Le ventre dans la neige, il avança ainsi, creusant sa route avec ses mains, pour trouver l’assise de la terrasse. Quand il eut compris qu’elle était solide, sous son épaisse couche de poudreuse, il se redressa. Sa bouche riait. Ses yeux étaient brouillés de givre.
— À toi, Marcellin ! cria-t-il.
Pas de réponse. Un pâle soleil, chauffant les hauteurs, en détachait de menus cailloux, qui perçaient l’air avec un sifflement de balles. Le visage d’Isaïe était dans l’ombre. Mais quand il avançait la main, un rayon de lumière oblique allumait des cristaux sur ses moufles croûteuses. La chute des pierres s’arrêta.
— Je te dis, à toi ! répéta Isaïe.
— Oui, oui, voilà, dit une voix indécise.
Arc-bouté sur son piédestal, Isaïe sentait la corde, qui tantôt mollissait et tantôt se raidissait dans ses mains. La présence de son frère tremblait dans le filin durci par le gel. Ce brin de chanvre câblé, c’était Marcellin. Marcellin qui montait le long de la cheminée. La tête inclinée vers le vide, Isaïe hurla :
— Va doucement !… Coince l’avant-bras en verrou… Bon… Avance la main gauche… Tu as une bonne prise…
— Je ne vois pas…
— Mais si… À hauteur de tête… Pas celle-ci… l’autre… Bon… Tu y es ?… Continue sans te presser…
— Tu me tiens bien ?
— Oui… Tu n’as rien à craindre…
— Ne tire pas tant !… La bretelle de mon sac s’est accrochée !… Tire maintenant ! Tire !… Tire donc !…
— Tu aperçois le piton ?…
— J’ai les mains gelées, Zaïe !… Je ne sais plus comment me tenir… Je prends la crampe…
— Tâche un peu… Ce n’est plus long…
Il avait l’impression de haler son frère autant par la voix que par la corde, autant par l’âme que par le corps. Un arrêt.
— Qu’y a-t-il ? cria Isaïe.
— La corde s’est coincée, gémit Marcellin.
— Où ?
— Entre toi et le piton. Donne du mou.
— Je veux bien donner du mou, si tu es solide.
— Je suis solide. Vas-y.
Isaïe imprima de larges ondulations à la corde, qui bondit sur le rocher, s’allongea et se décoinça en sifflant. Au même instant, un cri étranglé monta de l’abîme. Isaïe se jeta en arrière. Marcellin, déséquilibré par le poids de son sac, avait lâché prise. La corde, tirée vers le bas, filait avec une rapidité prodigieuse. D’une seconde à l’autre, Isaïe allait être arraché du surplomb, aspiré par le vide, écrasé contre le piton de fer. Le chanvre glissait entre ses mains crispées. Les vieux gants craquaient, se déchiraient. Une brûlure atroce mordait la peau nue. Isaïe serrait à pleins doigts ce reptile de feu. Il l’étranglait de toutes ses forces. Arrêter la corde. Tuer la corde. Déjà, elle courait moins vite. Soudain, elle s’immobilisa. Des effilochures rougeâtres la marquaient sur une bonne longueur.
— Dieu de Dieu ! dit Isaïe.
Son cœur battait dans sa bouche. Ses mains flambaient. Ayant repris son souffle, il cria :
— Marcellin !
Silence. Une terreur subite comprima le ventre d’Isaïe. Il répéta, plus fort :
— Marcellin ! Marcellin !…
En bas, il y eut un faible remue-ménage et la voix de Marcellin retentit, nouée par la peur.
— Je suis là, Zaïe.
— Tu n’as pas de mal ?
— Je suis vidé…
— Je te demande si tu n’as pas de mal !…
— Je ne crois pas… Je ne sais pas… Je suis vidé…
— Tu t’es bien raccroché, au moins ?
— Oui.
— Est-ce que tu peux monter ?
— Non… J’ai pas la force…
— Alors… c’est moi qui vais te monter… Aide-moi, juste ce qu’il faut…
Isaïe se mit à tirer la corde. Ses mains, labourées jusqu’au sang, se collaient au chanvre. Un mal précis rongeait sa chair, traversait ses muscles, pénétrait dans ses os par saccades. Les yeux clos, les mâchoires soudées, il titubait de souffrance et de bonheur : « Je l’ai retenu. La peau arrachée, mais je l’ai retenu. Moi, Zaïe ! Si seulement il pouvait s’aider davantage !… »
— Tire ! Tire, Zaïe ! Pourquoi t’arrêtes-tu ?