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Il n’y avait pas de fin à son supplice. Un ordre supérieur le condamnait, pour l’éternité, à sortir du gouffre ce poisson énorme qu’était son frère. Main sur main. Douleur sur douleur. La corde mollit. Une ombre couronna le surplomb. Isaïe ouvrit les yeux, lâcha la corde. Marcellin se tenait devant lui. Livide, la joue égratignée, la bouche béante sur un bout de langue qui tremblait :

— Quand tu as décoincé la corde, j’ai reçu la vibration… J’ai été surpris… J’ai fait un mouvement… Mon sac m’a entraîné en arrière…

Des molécules scintillantes dansaient devant les prunelles d’Isaïe. Il redouta un étourdissement.

— Tu me passeras ton sac, dit-il d’une voix rompue.

— Avec ou sans sac, je ne pourrai plus monter ! cria Marcellin. J’ai compris… Dix mètres de chute… Un peu plus, et j’y restais… Je veux descendre !… Descendons !… Descends-moi, Isaïe !…

| Brusquement, des sanglots sautèrent dans sa gorge. Ses yeux se chargeaient d’un reflet misérable. Un mouvement spasmodique agitait ses lèvres où se voyaient des gerçures de sang.

— Descends-moi tout de suite !

— Ce ne sera pas facile, dit Isaïe.

— Je m’en fous ! glapit Marcellin. Je ne veux pas claquer ici. Descends-moi.

— Dommage.

— Pourquoi ?

— Parce que le plus dur est fait. Encore une heure et demie, et on sort. L’arête est bonne. On serait au sommet pour midi. Bois une goutte pour te remettre.

Marcellin prit la fiole que lui tendait son frère et avala une lampée de marc. Un flot de sang monta à ses joues. Son visage bougeait, comme tiré par des ficelles, dans tous les sens. Mais il ne parlait plus. Il réfléchissait. Sa respiration était sifflante.

— Évidemment, rien ne nous oblige, reprit Isaïe. On fera comme tu voudras. Mais arrivés là où nous sommes, ce serait pitié de rebrousser chemin.

Marcellin lui rendit la fiole à demi vide. Isaïe la rangea dans son sac.

— Tu es sûr que c’est bon, à partir d’ici ? demanda Marcellin.

— Si je n’étais pas sûr, je ne te le dirais pas.

Tout en parlant, Isaïe regardait ses mains souillées de sang. Des fourmis couraient sur la chair de ses paumes ouvertes. Sa langue remuait un goût de fièvre. Pourtant, grâce au froid, qui était très vif, le plus profond du mal se laissait oublier.

— Dieu a veillé, dit-il encore.

— Tu t’es blessé ? demanda Marcellin.

— Un peu.

— Alors, tu ne pourras plus tenir la corde ?

— T’occupe pas de ça.

— Tu ne pourras plus m’assurer ?

— Si, Marcellin. Je t’assurerai. Je te montrerai comme on tire un poids, s’il le faut.

— Tu le dis sans penser à rien, comme toujours.

— Je le dis et je le pense. Et puis, il ne reste plus guère de rocher devant nous. C’est la fin des cailloux. Regarde…

— Une heure et demie, murmura Marcellin, comme se parlant à lui-même.

Sa figure était devenue raisonnable. Une lueur vive brilla dans ses yeux.

— Si c’est comme ça, on pourrait voir, dit-il enfin.

— C’est comme ça.

— Autrement, tu me redescends ?

— Oui.

— Je voudrais souffler d’abord, poser mon sac.

— Pose ton sac. Je le prendrai tout à l’heure.

Marcellin décrocha son sac et le jeta dans la neige.

La brume noyait le pays d’en bas. Les montagnes étaient silencieuses. Partout, la glace tenait la pierre. Isaïe tira un piton de sa ceinture, choisit un endroit convenable, en haut et à gauche, et enfonça la pointe dans la roche, à coups de marteau. Puis, il coupa un bout de corde et le passa dans la boucle pour former un anneau de rappel :

— Toujours ça de fait pour la descente.

— Tu n’as quand même pas équipé tout le passage ? demanda Marcellin.

— J’ai fait comme j’ai pu… Au mieux de l’occasion… Ça te va ?…

— Ça me va.

— Je suis content que tu sois d’accord, dit Isaïe.

Il hésita et ajouta à voix basse :

— Tu sais, je peux le dire, c’est une belle course… Une première hivernale, ou je ne m’y connais pas !… Et on l’aura faite ensemble, toi et moi… En équipe… En frères… C’est du plaisir pour la vie, ça !…

Marcellin feignit de n’avoir rien entendu. Une morve gelée pendait à son nez comme une stalactite. Isaïe enveloppa son frère d’un regard de tendresse. À ce niveau de haute solitude, l’existence était belle sans raison. Le bonheur n’avait pas de cause. Tout était clair et sûr, sans qu’il fût possible d’expliquer pourquoi. Le froid montait. La lumière tournait. Un coup de vent souleva jusqu’à ce lieu perdu la rumeur douce de la vallée. Il y eut dans l’air des tintements lointains de clochettes et de marteaux. Cela vibrait autour des oreilles comme un essaim de guêpes. Puis, le bruit hésita, baissa, retourna chez lui, dans les plaines, sur les routes, aux abords des maisons cachées. Timidement, Isaïe toucha l’épaule de son frère :

— Marcellin ! Marcellin !

— Quoi ?

Isaïe cligna de l’œil :

— J’ai idée que ce ne sera pas notre dernière course ensemble !…

*

Il leur fallut encore trois quarts d’heure d’escalade malaisée, sur la paroi enduite de verglas, pour atteindre une terrasse assez large, modelée en demi-cercle. Là, sans perdre de temps, ils lacèrent les crampons aux chaussures. À cinq mètres au-dessus d’eux, un surplomb gelé avançait dans le vide. Un robuste éperon de glace, enraciné dans la plateforme, soutenait cet auvent à la façon d’une béquille. Entre la roche grise et la colonne de cristal, un boyau obscur conduisait verticalement au couvercle. Isaïe s’inséra dans le passage. Un mouvement trop brusque de sa part pouvait suffire à ébranler la borne et à précipiter sur lui la corniche. Afin de ménager ce contrefort instable, il fallait éviter de s’appuyer contre lui. Coller à la pierre. Tailler dans le verglas. Le piolet n’avait pas assez de jeu. À chaque geste, Isaïe heurtait de l’épaule ou du coude le pilier extérieur, lisse comme un miroir. La cheminée allait en s’évasant. Pour se tenir il dut creuser une marche dans le plan de glace. Jambes écartées, le pied droit grippant sur ce gradin de verre friable, le pied gauche poussé à demi dans un sillon rocheux, il leva la tête. Un toit blanc coiffait le couloir. Quelles étaient son épaisseur, sa consistance ? À bras tendu, Isaïe piqua le piolet dans la masse compacte.

— Dur comme un ciment ! gémit-il.

Pourtant, il continua à frapper. Des copeaux étincelants bondissaient sous le choc du fer. Parfois, une plaque, mince comme une vitre, filait vers le bas en sifflant.

— Gare ! criait Isaïe.

Et il reprenait son ouvrage, avec des « hans » de bûcheron. Soudain, un ruisseau de poudre grise coula sur sa figure. De la neige ! De la neige dure, certes, mais plus de glace ! Une bizarre fatigue visuelle éprouvait Isaïe jusqu’à l’écœurement. Il dit :

— Assure-moi de ton mieux, Marcellin.

— Tu flanches ?

— Non. Mais il faut prévoir…

Il se remit à piocher le plafond. Enfin, le piolet, manié avec rage, traversa la couche supérieure. Par le trou, Isaïe aperçut un rond de lumière pâle.

— Je vois le ciel ! hurla-t-il.

D’autres trous étoilèrent bientôt la surface de couverture. Des torrents de neige irisée dévalaient par les orifices du crible. À longs coups latéraux, Isaïe réunissait toutes ces petites bouches, qui soufflaient la clarté et le froid. Il s’ébrouait sous une douche de grésil. Il haletait :

— Patiente un peu ! J’arrondis la brèche et on passe !