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Quand il était seul avec ses moutons, Isaïe avait l’impression de pouvoir réfléchir à toutes choses avec une grande lucidité. Mais devant Marcellin, qui parlait fort et vite, il perdait le contrôle de ses pensées. Les mots se heurtaient dans sa tête. Il répétait : « Oui, oui », sans comprendre. Avant son accident, il n’était pas ainsi. Au village, certaines personnes, il le savait, le considéraient comme un simple. Il fronça les sourcils. Des idées passaient dans son crâne avec une lenteur de nuages : « Les moutons… la maison… Marcellin… Marcellin qui a perdu sa place à la scierie… Marcellin qui est soucieux, qui se fâche, qui chamaille, qui crie… » Par suite de la différence d’âge qui existait entre eux — il avait cinquante-deux ans et Marcellin n’en comptait que trente — Isaïe éprouvait, à l’égard de son frère, des sentiments de tendresse discrète, d’adoration craintive, que rien ne pouvait rebuter. Leur père à tous deux, Vaudagne le Dru, vieux guide aux favoris vaporeux, était mort en montagne, foudroyé sur la roche avec son client, peu de temps avant la naissance de Marcellin. Quand la mère avait eu les premières douleurs, la route du village était déjà coupée par la neige. La sage-femme était occupée ailleurs. C’était Isaïe, à peine rentré du service militaire, qui avait mis son frère au monde, avec ses mains. Il l’avait tiré du ventre, lavé, frotté, roulé dans une couverture. Puis, il avait savonné tout le corps de la mère, taché de sang, gonflé de cris. Lorsque la sage-femme avait cogné à la porte, la chambre était propre, la mère et l’enfant reposaient côte à côte, la lampe à pétrole ne fumait pas. Deux ans plus tard, de fièvre en fièvre, la veuve de Vaudagne le Dru s’éteignait à son tour, vidée, la joue sèche, des paroles de folie à la bouche.

Reçu guide, comme son père, Isaïe avait élevé l’enfant, sans l’aide de personne, à sa façon. Marcellin allait à l’école, mais n’avait pas le goût de l’étude et de l’obéissance. Malgré les remontrances et les menaces, il apprenait ce qui lui plaisait, manquait le catéchisme et s’échappait de la messe, le dimanche, pour courir les bois, avec des galopins de son âge, friands de tours et de rapines. En grandissant, il était devenu on ne savait trop quoi : un de ces garnements de la montagne, ni ouvrier ni paysan, qui ne prient pas et ne sèment pas, bûcherons à leurs heures, passeurs de frontière peut-être, braconniers à coup sûr ! Pour le soumettre à une discipline honnête, Isaïe avait fini par le prendre comme porteur dans ses courses avec les clients. Cette activité régulière avait quelque peu assagi le tempérament sauvage de Marcellin. C’était après l’accident que la vie, pour eux, s’était gâtée.

L’agnelet bêla dans la poche de toile. La brebis mère devança ses compagnes et vint flairer son rejeton. Elle tendait le cou, frétillait de la queue et, dans l’iris oblique de ses prunelles, brillait une goutte de lumière humble et intelligente. Isaïe s’arrêta, ouvrit le sac, prit l’agnelet dans ses bras :

— Comme ça, tu le vois mieux. Tu peux te rendre compte…

La brebis baissa la tête, en signe de remerciement, et se laissa rejoindre par le grouillement laineux du troupeau.

Ils pénétrèrent dans un sous-bois, à la terre boueuse, semée d’aiguilles rousses, avec, par places, des bosses de neige piquées de chicots noirs. Le sentier descendait rudement entre les troncs sévères. Les plus hautes branches des mélèzes retenaient encore un peu de blancheur. Au-dessus, le ciel se chargeait de nuées.

Isaïe tenait toujours l’agnelet dans ses bras, comme un enfant frileux :

— Ce soir, Marcellin sera de retour. Et, quand il verra toutes les bêtes à l’écurie, il me fera un compliment. Il dira : « Isaïe… Isaïe… »

Le front levé, Isaïe essaye d’imaginer ce que lui dirait son frère. Mais, de nouveau, les idées fuyaient son cerveau. Il répétait à mi-voix : « Isaïe… Isaïe… » Et un large sourire ouvrait ses lèvres.

2

Le soleil se couchait derrière la montagne, quand Isaïe atteignit les premiers champs de culture, bordés de murets en pierres blanches. Au bout de la route était le village, bâti en pente, dont les maisons s’enfonçaient de tout leur poids dans le sol, comme par crainte de glisser plus bas. Des toits de lauzes superposées descendaient en visière sur les minuscules fenêtres sans vie. Les hautes cheminées de bois, en forme de pyramides tronquées, fumaient tranquillement dans le soir. Ce lieu était le point extrême où des hommes avaient osé planter un gîte et semer le grain. Mais, sur la glèbe revêche, bourrée de cailloux, le seigle même venait mal. Les vieux mouraient sans avoir rien mis de côté, et les jeunes, l’un après l’autre, fuyaient ce coin de mauvaise terre que les chutes de neige isolaient du monde pendant six mois de l’année. Jadis prospère et peuplé jusqu’aux bords, le village ne comptait plus que dix-huit feux à peine. Et, au-dessus de lui, il n’y avait que des refuges perdus dans la montagne pour les grimpeurs de l’été.

À mesure qu’elles approchaient des demeures, les brebis bêlaient avec plus d’insistance, heureuses de reconnaître le pays de leur hivernage. Isaïe était content qu’elles fissent tant de bruit, car il voulait attirer du monde sur le passage de ses bêtes. Le chemin s’étranglait entre deux rangées de façades. Rouby le vieux, employé de nuit à l’usine électrique de la vallée, était sur le pas de sa porte, une petite hache à la main. Il fendait des bûchettes sur un billot. Voyant venir Isaïe, il branla sa tête de viande grise, aux oreilles moussues, cracha et dit :

— Le compte y est ?

— Oui, répondit Isaïe. Avec, en plus, trois agneaux bien vifs…

Il désignait du regard celui qu’il tenait dans ses bras. Rouby abattit sa hache sur une bûche. L’agneau tressaillit, ferma les yeux. Isaïe dit :

— Marcellin sera content.

— Sûr qu’il sera content, dit Rouby. Quand revient-il ?

— Ce soir.

— Il aurait pu attendre que tu aies rentré tes moutons pour aller en ville !

— C’était important.

— Du travail ? demanda Rouby.

— Sans doute, répondit Isaïe. Du travail.

Il n’osait pas dire que Marcellin ne le mettait jamais au courant de ses affaires. Le troupeau piétinait.

— Tu me laisses le bélier ? reprit Rouby. Je le garde peu de temps, je le rends à Belacchi après. De toute façon, c’est mon tour…

— Tu as une corde pour le tenir ?

— J’ai une corde. Approche-le voir…

Rouby sortit une cordelette de sa poche, la noua et passa la boucle sur le cou du bélier. Isaïe se remit en marche. Le bélier bêlait, tirait sur son licol vers toutes les femelles qui s’en allaient, ingrates, en balançant leur croupe, sans le regarder.

— Vite, vite, mignonnes ! disait Isaïe. Ne pensez pas au cornu. Il est mieux chez Rouby que chez nous, pour l’heure…

Plus loin, ce fut Marie Lavalloud, une amie d’enfance, qui l’interpella :

— Te voilà redescendu, donc ! Et toute la famille avec !…

Elle avait un visage aux rides aimables, un dos rond et des mains gonflées de veines, qui pendaient sur sa jupe comme des outils.

Il s’arrêta devant elle, pour lui permettre de mieux admirer ses moutons.

— Moins on les soigne, mieux ils se portent, dit-elle.

Il rit :

— Oui, oui, c’est comme ça !

Il avait l’impression que le village entier lui enviait ses brebis, si belles et si sages.

— Tu me donneras la laine à filer, reprit Marie Lavalloud. On partagera le fil. Moitié moitié. Comme l’année dernière.

— Comme l’année dernière.

— Et n’oublie pas ce que tu m’as dit pour mon fenil. La neige s’annonce et il est ouvert de partout. Tu viendras le réparer demain ?