Quand la lucarne fut assez large, il se hissa par tractions prudentes, prit appui sur une margelle de glace, et émergea à l’air libre, de l’autre côté du toit. Tiré à la force des poignets, Marcellin n’eut pas de mal à rejoindre son frère. Ils ne dirent pas un mot en se retrouvant. Devant eux, le paysage avait changé. Plus de roches, mais une pente livide, unie, menait à une crête dont le vent balayait l’échine.
7
Ils mangèrent en hâte, assis sur leurs sacs, dans un creux de neige abrité de la bourrasque. Leurs mâchoires étaient douloureuses. La salive manquait dans leur bouche. Le fromage et le pain étaient durs comme de la corne. Le lard ne glissait pas. Le vin avait un goût de fer. Quand ils se remirent en marche, une couche de brouillard jaunâtre séparait le sommet du reste de la terre. Les deux hommes se trouvaient sur un îlot de glace, bordé par des flots de vapeur, qui moutonnaient à l’infini. Au-dessus d’eux, le ciel s’était couvert, à cinq mille, d’une longue traînée laiteuse. Mais, entre ces deux nappes opaques, l’atmosphère était encore calme. Des effilochures de coton flottaient dans l’espace, aspirées par des courants d’air ascendants.
— Ça se gâte, dit Isaïe. Si jamais la cime se coiffe, nous aurons du mal.
Marcellin était trop essoufflé pour répondre. Les raquettes aux pieds, il suivait son frère, en titubant, le long de la pente neigeuse. La cime était devant eux, toute proche, irréelle pourtant dans sa simplicité. Deux glacis blancs, scellés l’un à l’autre. Un triangle nu. L’extrême pointe du monde, face à l’abîme d’en haut. De là, on devait pouvoir toucher le ciel avec la main. Fasciné par cette vision monotone, Isaïe marchait avec puissance, le corps incliné sous le poids des deux sacs, la face cuite de froid. Il éprouvait une allégresse de conquête à imprimer ses pas dans le sol intact. Tout était neuf à portée de ses yeux. Sa tête montait par degrés vers la perfection d’un oubli total. Personne ne savait qu’il se trouvait ici avec son frère. S’ils avaient été les deux derniers hommes vivants sur la terre, leur solitude n’eût pas été plus terrible, ni plus exaltante. « Pourvu que tout aille vite à la descente ! Nous reviendrons par le même passage. J’ai bien placé mes pitons. Cela facilitera les rappels. Dans une heure, il faudra rebrousser chemin. » Il entendit Marcellin qui trébuchait, jurait, tombait dans la neige.
— Debout, Marcellin ! On arrive !
Il l’aida à se relever. Marcellin avait un regard stupide. Le vent collait la cagoule sur sa joue. Des piquants de givre hérissaient le pourtour de sa bouche.
— Je peux plus, dit-il dans un souffle. Je peux plus…
Pourtant, après avoir repris sa respiration, il se mit de nouveau dans la trace de son frère.
Ils atteignirent le sommet, au moment où le soleil sortait des nuées. Il y eut un bref incendie de cristaux sur la neige. Puis, la lumière se dilua dans un jus grisâtre. La blancheur du sol s’éteignit. Debout sur la plate-forme, Isaïe regardait, au loin, les dentelures des autres montagnes, semblables à des récifs battus par une mer crémeuse. Un sentiment de triomphe dilatait sa poitrine. Il respirait sa récompense. Il avait envie de parler, et il ne trouvait pas de mots assez forts pour exprimer sa joie.
— Voilà, dit-il enfin, nous y sommes.
Accroupi sur un rouleau de cordes, Marcellin se contenta de pousser un grognement enroué. Visiblement, son seul souci était de réparer ses forces. Insensible à la majesté du décor, il concentrait toute son attention au-dedans de lui-même. Un peu plus tard, il se leva, étira ses bras, plia ses genoux. Sa figure, anéantie par la fatigue, s’anima soudain. On eût dit qu’une flamme s’était allumée derrière l’écran de sa peau.
— Tu as récupéré ? demanda Isaïe.
— Oui, dit Marcellin. Ça va mieux. Maintenant, il faut descendre l’autre versant.
— Ce n’est pas nécessaire.
— Comment veux-tu faire autrement ? Nous n’en sommes pas très loin, d’après ce qu’ils disent dans les journaux. Seulement, on ne voit rien d’ici. À cause de l’épaulement.
— De quoi parles-tu ?
— De l’avion, parbleu ! dit Marcellin.
Isaïe frémit sous le choc. Pris par l’effort de la montée, il avait perdu de vue l’objectif de leur expédition. Dans son esprit fatigué, l’ambition d’atteindre le sommet avait effacé, peu à peu, les considérations accessoires. Il croyait avoir accompli une belle course, et, en quelques mots, Marcellin gâchait son plaisir. Il murmura :
— L’avion, oui… bien sûr… tu tiens beaucoup à pousser jusque-là ?
— Pourquoi donc aurais-je risqué ma peau ? s’écria Marcellin. Secoue-toi ! Il faut y aller !…
— Ne te fâche pas, dit Isaïe. Nous irons…
Tout devenait laid et boueux dans sa tête. Il n’osait plus être fier d’avoir surmonté sa crainte, d’avoir déjoué les périls, d’avoir tracé sa route, sans faillir, jusqu’au bout, puisque cette longue addition de peines devait recevoir un salaire arraché aux poches des morts. Éclairés par cette évidence, les moments les plus graves, les plus dangereux de l’ascension prenaient une signification misérable. Le paysage même perdait de sa grandeur et de son mystère, comme si la pensée des hommes en eût sali le dessin. Isaïe aurait voulu avoir le courage de s’opposer à la décision de son frère. Mais, ayant promis de seconder Marcellin dans son entreprise, il ne pouvait pas se dédire sans le pousser aux limites de sa colère et du désespoir.
— Je passe devant, dit Marcellin.
Isaïe chargea les sacs sur son dos et suivit son frère qui, fouetté par le vent, oscillait à chaque pas. « Peut-être s’est-il trompé ? Il ne trouvera pas l’avion. Il se lassera de le chercher. Et nous repartirons bredouilles. Faites qu’il en soit ainsi, mon Dieu ! C’est facile pour vous. » La pente, assez douce, aboutissait à un talus glacé, qu’il fallut gravir. Marcellin piquait son piolet dans la paroi compacte et s’élevait, sans à-coups, le long du manche. Il semblait que l’impatience d’arriver au but décuplât sa science et son énergie. Ayant franchi cet obstacle secondaire, il se lança de nouveau dans la descente. Seule touche noire dans un désert blanc, il avançait avec une lenteur têtue, infatigable. Un nuage de grésil auréolait sa silhouette courte. Isaïe le rejoignit et cria :
— Tu es sûr que ce soit par là, Marcellin ?
— Sûr ! Tu as bien vu la photo !
Des rafales de neige sèche les frappaient au visage. Leurs yeux ne distinguaient rien au delà de ce tournoiement de moucherons argentés. Soudain, Marcellin s’arrêta, le bras tendu :
— Droit devant nous ! Regarde !
Isaïe cligna des paupières. À quelques mètres, en contrebas, des taches sombres, aux contours indécis, crevaient, par endroits, la masse farineuse d’une courbe. C’était pitié de voir une si belle neige en deuil !
— L’avion ! hurla Marcellin. C’est lui !
Il voulut courir. Mais ses pieds enfonçaient dans la neige, malgré les raquettes. Avec des mouvements d’enlisé furieux, il levait haut ses jambes, l’une après l’autre, trébuchait, se redressait, avançait encore. Isaïe était resté sur place, comme vidé subitement de tout réflexe et de toute pensée. Une horreur triste l’écrasait. Il avait honte pour lui-même et pour son frère. Enfin, il se mit à marcher, lourdement, vers les débris.
Il n’avait jamais vu un avion de près. Celui-ci était de dimensions énormes. Trop grand pour les hommes. Trop lourd pour le ciel. Déchiqueté, rompu, il gisait sur le ventre dans la neige, telle une bête blessée à mort. Le nez de l’appareil s’était aplati contre un butoir rocheux. L’une des ailes, arrachée, avait dû glisser le long de la pente. L’autre n’était plus qu’un moignon absurde, dressé, sans force, vers le ciel. La queue s’était détachée du corps, comme celle d’un poisson pourri. Deux larges trous béants, ouverts dans le fuselage, livraient à l’air des entrailles de tôles disloquées, de cuirs lacérés et de fers tordus. Une housse de poudre blanche coiffait les parties supérieures de l’épave. Par contraste, les flancs nus et gris, labourés, souillés de traînées d’huile, paraissaient encore plus sales. La neige avait bu l’essence des réservoirs crevés. Des traces d’hémorragie entouraient la carcasse. Le gel tirait la peau des flaques noires. Même mort, l’avion n’était pas chez lui dans la montagne. Tombé du ciel dans une contrée de solitude vierge, il choquait la pensée comme une erreur de calcul des siècles. Au lieu d’avancer dans l’espace, il avait reculé dans le temps. Construit pour aller de Calcutta à Londres, il s’était éloigné du monde d’aujourd’hui pour aboutir à un coin de planète, qui vivait selon une règle vieille de cent mille ans.