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— Et puis après ? Ce n’est pas pour jouer les sauveteurs que je t’ai emmené avec moi. Tu as juré de m’aider en tout. Et maintenant, tu discutes, tu me retardes !…

— Tu as donc fini, déjà !

— J’aurais pu ramasser davantage. Mais nous n’avons pas le temps. Tu le sais bien. Il faut partir…

Isaïe regarda la jeune femme. Elle paraissait assoupie. Elle ne souffrait pas. Elle ne pensait pas. Il dépendait de lui seul qu’elle survécût ou s’abandonnât aux attraits de la mort. Il sourit. Il dit :

— C’est sûrement une Hindoue. Une vraie Hindoue…

— Vas-tu venir, oui ou non ? cria Marcellin.

Isaïe chargea son sac sur ses épaules, et enfila ses gants et ses moufles.

— Pour le retour, dit-il, nous changerons de route. Nous passerons par le glacier.

— Pourquoi ? C’est beaucoup plus long !

— Nous aurions trop de mal à la descendre par la paroi rocheuse. Je ferai un traîneau avec des bouts de fer. Je l’attacherai dessus…

Une secousse lui coupa la parole. Marcellin l’avait saisi par le bras.

— Lâche-moi, dit Isaïe avec lenteur.

Mais Marcellin ne desserrait pas son étreinte. Une sorte de ronflement s’échappait de ses lèvres retroussées. Ses yeux se gonflaient de haine et de bêtise. Il avait l’air d’un chien qui défend son os.

— Ça suffit comme ça ! gronda-t-il. Passe devant.

— Et elle ?

— Ne t’occupe pas d’elle.

— Si tu l’abandonnes, c’est comme si tu la tues. Tu ne peux pas vouloir ça, Marcellin ?

— Si, je le veux ! cria Marcellin. Je ne la connais pas ! Ça m’est égal qu’elle crève ! Je l’étranglerai de mes mains, s’il le faut, pour te décider à me suivre !

— Ne parle pas ainsi, Marcellin, soupira Isaïe.

Il lui sembla, tout à coup, que son corps entier se soulevait, comme par l’effet d’une tempête intérieure. La main qui lui serrait le bras se détacha, bondit de côté. Il entendit Marcellin qui disait d’une voix changée :

— Tu ne me fais pas peur, Zaïe ! C’est moi qui commande.

— Pas pour ça, dit Isaïe.

— Pour ça comme pour le reste ! Je ne me laisserai pas mener par l’innocent du village. Tu ne me fera pas tout rater, à cause de cette singesse !…

Au lieu d’écouter son frère, Isaïe l’observait avec une attention douloureuse. Subitement, il prit conscience du fait que Marcellin était un inconnu pour lui. Ils ne savaient rien l’un de l’autre. Ils n’avaient jamais vécu ensemble. C’était la première fois qu’ils se rencontraient.

— Pourquoi dis-tu que tu es mon frère ? demanda Isaïe.

Il se rappelait Marcellin, criant sa joie devant les débris de l’avion, courant vers les cadavres, les retournant, les détroussant avec des mains qui tremblaient de peur et de hâte.

— Mon frère n’aurait pas fait ça, reprit-il. Il n’aurait pas volé l’argent des morts. Il n’aurait pas refusé de secourir quelqu’un dans la montagne. Toi, je ne te connais pas. Tu t’appelles peut-être Marcellin, mais je ne te connais pas. Ôte-toi de mon chemin.

— Salaud ! hurla Marcellin. Une dernière fois, vas-tu venir ?

— Pas avec toi, dit Isaïe. Pas comme tu le veux…

— Ah ! non ?

Un coup de poing atteignit Isaïe à la lèvre. Il sentit un goût de sang sur sa langue. Son regard se voila.

— Tu m’as frappé, dit-il doucement. Parce que tu sais que j’ai raison. Un voleur et un assassin. Voilà ce que tu es. Ton âme est méchante. Tu ne mérites pas d’exister…

Le bras de Marcellin se détendit pour la deuxième fois, mais Isaïe l’attrapa au vol et le tordit avec force. En même temps, de sa main libre, il cognait cette figure grimaçante, qui s’abaissait devant lui par saccades. Son poing allait et venait sans répit, comme balancé au bout d’un fléau. Il sentait, à travers le gant, la résistance des chairs comprimées. Il entendait le claquement sec des dents, qui se heurtaient à chaque coup. Mais il ne pouvait plus s’arrêter. Ce n’était pas la colère qui le poussait. Son esprit était calme. Comme s’il se fût agi, pour lui, d’accomplir un travail pénible et nécessaire, qui ne souffrait pas de retard. Écroulé à ses pieds, Marcellin se débattait faiblement, râlait :

— Tu es fou !… Zaïe !… Zaïe !… Arrête !…

Une confiture épaisse coulait de ses narines. Sa bouche n’était plus qu’une blessure pleine de bulles roses. Ses yeux se révulsaient. Cependant, Isaïe frappait toujours, avec patience, avec précision, en répétant :

— Tu n’es pas Marcellin !… Tu n’es pas Marcellin !…

Enfin, Marcellin cessa de se plaindre. La face saignante, il avait perdu connaissance. Un gargouillement passait entre ses lèvres abîmées. Isaïe sourit, reprit sa respiration et frotta l’une contre l’autre ses mains endolories.

— Voilà, dit-il. Tu es tranquille ?

Puis, il enjamba le corps de son frère et se pencha au-dessus de la femme.

— Venez, Madame, murmura-t-il, d’une voix assourdie. Nous allons partir.

Il la souleva dans ses bras. Elle était si légère qu’il se mit à rire :

— C’est tout ? Ça ne pèse pas plus ?

Il sortit de l’avion. Un coup de vent le cingla, de plein fouet. Étourdi, ébloui, il marchait dans la neige à la recherche d’un débris, qui pût servir de traîneau. Une portière arrachée gisait à trente mètres de l’appareil.

— Ça pourra faire !

Avec une délicatesse extrême, Isaïe allongea l’inconnue sur la plaque de tôle, glissa une couverture roulée sous sa nuque, et l’enveloppa dans les manteaux de fourrure qu’il avait apportés, en même temps, de l’avion. Il achevait de la ficeler solidement à son support, quand la voix de Marcellin retentit dans son dos :

— Zaïe ! Zaïe ! Attends !…

Isaïe ne répondit pas à cet appel. Il ne laissait personne derrière lui. Sa conscience était en repos. Une déchirure, dans le haut de la tôle, lui permit de nouer la corde, qu’il prit en main, comme une laisse, pour retenir le traîneau dans la descente. Ensuite, ayant retrouvé et chaussé ses raquettes, il poussa la nacelle sur la première pente neigeuse. Il avançait à petits pas, attentif à choisir une route régulière. La femme glissait devant lui, couchée sur le dos, dans un poudroiement d’écume argentée. Elle était si menue, que son passage entamait à peine la blancheur pure du sol. Isaïe contemplait à l’envers ce visage de rêve. La pastille d’or, incrustée dans la narine, le fascinait, telle une étoile. Il la voyait, puis il ne la voyait plus, puis il la voyait encore. Et son cœur se chargeait de joie. À un moment, il lui sembla entendre, au loin, une vague rumeur de course et de cris stupides. Il tourna la tête. Très en arrière, quelqu’un le suivait à la trace :

— Attends-moi, Zaïe !… Je viens avec toi !… Tu ne vas pas me laisser ?… Seul, je ne trouverai pas le chemin !… Zaïe !… Zaïe !… Zaïe !…

À peine remis de son étourdissement, Marcellin gesticulait et vacillait comme un ivrogne. Sa voix se faisait de plus en plus faible, de plus en plus suppliante.

— Zaïe !… Je ne t’en veux pas !… Aide-moi !… Je ne dirai plus rien !… Je ferai comme tu voudras !… Aide-moi !… Aide-moi, Zaïe !…

Sourd à ces cris, que le vent lui apportait par bouffées, Isaïe continuait à marcher d’un pas égal. À chaque cahot, il disait :

— Excusez-moi, Madame… Ce n’est pas ma faute… Vous n’avez pas trop froid, Madame ?… Vous n’êtes pas plus mal ?…

— Zaïe !… Zaïe !…

L’écho répétait à l’infini cette lamentation monotone. L’attache du traîneau se tendait, se relâchait, selon le relief du terrain. Isaïe serrait la corde dans sa main blessée. Un sourire crispait ses lèvres. Son regard ne quittait pas la figure de cette femme, venue des Indes, qui descendait au fil de la neige et le tirait lui-même en avant.