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― Le glacier ! cria Isaïe.

Farouchement, il se dressa sur ses jambes. Un poids tendre oscillait dans son dos.

— Madame ! Madame ! Nous sommes sauvés !

Une ombre venait à lui :

— C’est toi qui as le marc, Zaïe !… Donne-moi du marc !… Je n’en peux plus !… Je crève !…

— N’approche pas ! hurla Isaïe.

— Une goutte de marc !…

L’homme se dandinait, comme s’il eût cherché son équilibre, debout sur la planche d’une balançoire. Blanc de la tête aux pieds. La face hérissée de glaçons. L’œil vitreux. Un trou sanguinolent à la place de la bouche :

— Aie pitié, Zaïe !…

— Je ne te connais pas.

— Je suis Marcellin.

— Non !

— Donne ! Donne !

— Il n’y a rien à boire. Tout est bu. Elle a tout bu.

L’homme s’effondra dans la neige. Un tas de guenilles. Il pleurait. Il tendait les mains.

— Allons-nous-en, Madame, dit Isaïe.

Il se remit à marcher vers la crevasse. La pique de son piolet tâtait le terrain, en apparence uni, mais sous lequel le glacier poussait de nombreuses fissures recouvertes d’une nappe molle. La neige bottait sous ses raquettes. La bourrasque criblait son regard. Il avançait à l’estime, dans un déluge de blancheur. « Où suis-je ? Pas de repère. Tout est nivelé. Sur un pont de neige, peut-être ? Pourvu qu’il résiste ! Le manche du piolet enfonce trop facilement. Ah ! ça durcit. Ça tient. On peut passer. On passe… Tirer vers le sud… » Autour de lui, tout était faux : les vagues de neige, les crevasses aux lèvres rapprochées, les séracs entourés d’un halo diffus. Des labyrinthes s’ouvraient dans un chaos de marbres fracassés.

Isaïe s’arrêta et jeta un regard en arrière, pour mesurer le chemin parcouru. Un point noir luttait, là-bas, dans le brouillard, comme une mouche aux pattes prises dans un sirop de sucre. Obstinée, grotesque, cette parcelle de vie se rapprochait par à-coups. Bientôt, il lui poussa une tête, des bras et des jambes. Le petit homme longeait la lèvre supérieure d’une crevasse. Il hurlait :

— Zaïe !… C’est par là, n’est-ce pas ?… Dis-moi !… Dis-moi bien !… C’est par là ?…

Soudain, il y eut dans l’air un léger bruit de soie déchirée, un soupir, un souffle. Une corniche de neige fraîche se détacha mollement, comme le bord d’un gâteau. Le petit homme, perdant pied, lança un cri de bête, changea de forme et bascula dans le gouffre. Cela s’était passé si vite qu’Isaïe douta, un moment, du témoignage de ses yeux. Encore une fois, il lui sembla entendre la plainte familière :

— Zaïe !… Zaï-ï-e !… Au secours !…

Mais non, c’était le vent qui parlait ainsi et les blocs de glace qui jouaient à se renvoyer sa voix, tantôt coléreuse et tantôt implorante. L’immobilité et la solitude du lieu étaient parfaites. Rien n’avait modifié l’équilibre des masses. Il n’y avait pas de manque. Isaïe poursuivit son chemin.

Au delà du glacier, la route était facile. Une piste gelée se détachait de la moraine et serpentait entre des éboulis de rocs habillés de grosse neige débonnaire. Un dortoir, aux draps soulevés de rondeurs, s’étalait, à perte de vue, dans le crépuscule. L’obscurité, rapidement accrue, faussait les perspectives, gobait les obstacles, lapait les dernières étincelles de blancheur. Le vent s’était apaisé. La nuit était proche. Isaïe marchait, soutenu par l’enchantement de la fatigue. Il avait pris la femme dans ses bras pour la réchauffer. Serrée contre sa poitrine, elle était sage, muette, impondérable. En baissant la tête, il pouvait voir, dans un nid de fourrure ébouriffée, le visage clos qui dormait, tourné de trois quarts. Elle avait confiance en lui. Elle s’abandonnait à lui. Comme un agneau trop faible, pour courir dans la montagne. Il croyait avoir rentré toutes ses brebis à l’écurie. Mais l’une d’elles s’était égarée, là-haut. Il était monté la chercher. Il la ramenait au bercail. C’était tout simple.

— Bientôt, nous arriverons… À la maison, il fera chaud… J’allumerai le feu… Je fermerai la porte… Mounette nous attend…

Sa démarche était lourde. Chaque pas résonnait comme un coup de marteau à ses oreilles. Il ne sentait même plus le froid. Les pieds et les mains coupés, le visage écorché jusqu’à l’os, il allait droit devant lui, attentif à ne pas tomber avec son fardeau.

« Un agneau de si bonne toison ! Mais non, ce n’est pas un agneau. C’est une Hindoue. Une Hindoue légère comme un agneau… »

— Je vous avais prise pour un agneau, dit-il encore.

Il avait du mal à parler. Sa langue était plâtreuse.

— Je vous avais prise pour un agneau, mais ce n’est rien. Je vous montrerai le pays. Vous vous plairez parmi nous. Bien sûr, il n’y a pas d’éléphants, comme aux Indes… Mais il y a… il y a les marmottes… les choucas… les coqs de bruyère… Un jour, Marcellin a tué un coq de bruyère… Vous ne connaissez pas Marcellin ?… C’était un bon frère pour moi… Un ami… Je l’ai mis au monde avec mes mains… Je l’ai élevé… Puis, il est mort… Et maintenant, je vis seul… Au hameau des Vieux-Garçons… Et vous, vous habitiez Calcutta ? Calcutta ! Calcutta !… Un palais… des éléphants… des charmeurs de serpents…

Il trébucha et s’arrêta, des larmes plein les yeux. Tout à coup, il ne pouvait plus avancer. Il n’y avait pas assez de vie dans ses jambes. La terre et le ciel confondaient leurs fantômes. L’ombre tombait d’en haut, rampait d’en bas. Oublier. Dormir. Il regarda encore cette purée de ténèbres grises, que le vent brassait en silence. Et soudain, à des distances incalculables, il lui sembla discerner une lueur. La vallée. Les premières maisons. Lointaines encore. Mais sûrement désignées. Ses mains pressaient le corps de la femme pour lui communiquer un regain d’espoir. Il inclina la figure jusqu’à toucher de son souffle cette petite personne précieuse, pelotonnée dans la chaleur et la force de ses bras. L’oreille de l’inconnue était posée comme un coquillage entre deux mèches de cheveux noirs, poudrés de grésil.

— Madame, dit-il, nous sommes tout près maintenant.

Il crut qu’elle lui souriait. Les lèvres tirées. Les paupières à demi closes. Elle ne respirait plus. Mais elle lui souriait. Un flot d’allégresse l’envahit. Toutes les veines de son corps chantaient. Son âme était en fête. Il se remit en marche, les épaules droites, la tête levée, portant contre sa poitrine ce poids de chair inerte dont il ne savait pas le nom.

*

Le terrain s’enfonçait, par paliers inégaux, vers le pays des hommes. Isaïe descendait, montait, cheminait à plat, descendait encore, contournait un mamelon, soufflé telle une bulle de lait, coupait un champ couleur de lune, se glissait entre des cailloux passés à la chaux. Les clartés du village avaient disparu. Le ciel était d’encre. Le vent grattait la figure comme le fil d’un rasoir. Les genoux pliaient rudement à chaque pas. Isaïe ne marchait plus, il tombait d’un pied sur l’autre. Glace et pierre. Rien ne vivait encore dans ce domaine minéral. Puis, quelques buissons naquirent, isolés, rabougris, pareils à des éponges pétrifiées. Une cascade chanta dans le noir. La neige mollit. Un bouquet de mélèzes chenus osa surgir de l’ombre. Parfois, une branche, libérée de son fardeau blanc, se redressait comme un ressort et se balançait longuement pour se dégourdir. Isaïe ôta ses raquettes. Après la forêt, le village reparut, logé dans un creux, avec son semis de lumières immobiles. Au lieu de rejoindre la route, Isaïe choisit un sentier qui piquait directement sur l’église et continuait vers le hameau des Vieux-Garçons. La lune était sortie des nuages. Un pain de sucre coiffait le clocher jusqu’aux sourcils. Guidé par ce chapeau de neige, Isaïe, exténué, les jambes rompues, dévalait la pente en trébuchant à chaque ressaut. La tête de la femme roulait dans le pli de son coude. Il haletait :