Выбрать главу

— C’est promis, comme juré. Adieu, Marie.

Un sourire d’enfant glissa, tel un souvenir du passé, sur cette figure éteinte.

Isaïe toucha d’un doigt le bord de son chapeau, qui avait la forme d’un champignon. Les moutons le poussaient aux mollets par petites secousses têtues. Il fit quelques pas encore. Devant le café de Joseph, un groupe d’hommes lui barra la route : le père Joseph lui-même, le maire Belacchi, le gendarme Coloz, et Bardu, le braconnier attitré de la commune. Tous regardaient du côté de la montagne. En entendant venir le troupeau, ils se tournèrent vers Isaïe.

— Tiens, voilà Isaïe ! cria Coloz. Tu les ramènes ? On ne t’en a pas volé ?

— Pourquoi m’en volerait-on ? dit Isaïe. Je n’en vole à personne, moi.

— Oh, mais toi tu es un gars à part !

Il y eut des rires. Isaïe se troubla. Était-ce un compliment ou se moquait-on de lui ? Incapable d’en décider, il se balançait d’une jambe sur l’autre, les bras mous, le front penché. Enfin, il murmura :

— Ils sont vaillants, mes moutons. Pas un ne boite. Et on a marché trois heures sans souffler.

Personne ne lui répondit. On ne s’occupait plus de lui. De nouveau, tous regardaient du côté de la montagne.

— Qu’est-ce que vous regardez ? demanda Isaïe.

— Un avion est tombé là-haut, la nuit dernière, dit Coloz. Ils l’ont annoncé à la radio de Joseph. Alors, on essaye de voir. Mais ce doit être de l’autre côté.

— Un avion ? dit Isaïe. D’où venait-il ?

Le gendarme prit un air officiel. Sa moustache se raidit comme une petite brosse. Son œil devint fixe. Il dit avec importance :

— L’avion venait des Indes.

Isaïe cligna des paupières, regarda à son tour.

— Tu te rends compte ? dit Joseph. Partir des Indes et venir s’écraser chez nous ! Quelle histoire !

Les brebis bêlaient. Isaïe se fatiguait les yeux à observer la pente de neige, éblouissante et lisse.

— Rien, dit-il. C’est tout propre jusqu’au sommet.

— Misère ! soupira Bardu. Moi, les avions, je me suis toujours méfié !… Parle-moi d’une bonne paire de chaussures ! On va moins vite, mais on arrive plus sûrement. Quel temps fera-t-il demain, Isaïe ?

Isaïe était fier que Bardu lui demandât son avis sur le temps. Pour les vieux, il était encore quelqu’un, au village. Ceux-là n’avaient pas oublié.

— Le vent tourne, dit-il. Cette nuit, il neigera pour un peu.

— Et Marcellin ? Tu l’as laissé à la maison ?

— Non. Il est en ville. Il… il cherche du travail.

— Tu n’as pas peur que ça le fatigue ? dit le maire.

De nouveau, le groupe fut secoué par un accès de rire. Isaïe rit avec les autres. Mais il ne savait pas au juste pourquoi il riait ainsi.

— Voilà, dit-il, les moutons s’impatientent. Adieu, tous.

Il fit un salut, clappa de la langue et reprit sa route avec toutes les brebis derrière lui. Sa maison était en dehors du village, à huit cents mètres, dans le hameau dit des Vieux-Garçons. Ce hameau — quatre masures en tout — personne n’y vivait plus, hormis lui et son frère. Les trois autres foyers s’étaient éteints, faute de femme. Cela s’était trouvé ainsi. Pas de mariages. Pas d’enfants. Les hommes restaient célibataires, vieillissaient, partaient ou périssaient sur place, et leurs demeures devenaient des cavernes froides. Faîtages défoncés, portes et fenêtres béantes, elles se laissaient emplir de mille débris sombres apportés par les vents, dilués par les pluies. Une végétation rousse poussait sur les seuils brisés. À côté de ces vieilles carcasses, le logis d’Isaïe Vaudagne offrait encore un air de fermeté et d’agrément. Le rez-de-chaussée, en pierres brutes liées à la chaux, était surmonté d’une grange construite en poutres de mélèze. Des blocs de schiste chargeaient le large toit pentu et coiffant, fait d’ancelles de bois gris, grossièrement agencées. La cheminée haussait dans le ciel sa boume robuste, gainée de lattes. Sous l’auvent, à droite de la porte, les bûchettes, empilées avec soin, composaient un rempart de tendre matière blonde. Le grenier, une cabane carrée, en madriers noircis par le temps, avait été bâti loin de la maison, à cause des risques d’incendie. Quatre supports de forme conique l’isolaient du sol, afin de le protéger contre l’intrusion des rats et des mulots. À l’intérieur s’entassaient les provisions de viande séchée, d’avoine et de seigle, les vieux vêtements des morts, les vêtements neufs des vivants et tout un assortiment de reliques irremplaçables. Un peu plus haut, face à la montagne, s’élevait une muraille de rocs superposés, qui servait de pare-avalanche. Le péril venait toujours de ce côté-là. Par habitude, avant de rentrer chez lui, Isaïe jeta un regard sur les pics de granit qui repoussaient le ciel. La clarté du soleil avait quitté les basses terres pour se réfugier, rouge et brillante, au sommet des rochers. Une longue nuée, couleur de feu vif, flottait encore sur le dôme de neige. Au-dessous, des coins d’ombre s’enfonçaient dans les balafres de la pierre. Les veines brillantes des cascades se changeaient en chevelures grises. Le glacier, hérissé de couperets d’argent, s’éteignait, s’émoussait, consentait à n’être qu’une tache pâle et plate. Et, à la base de l’édifice, les forêts se gorgeaient de nuit, les alpages se décomposaient, les lourds cailloux, enlisés dans l’herbe, affectaient un aspect de crânes ronds et pensifs. Isaïe hocha la tête :

— C’est tout mauvais, là-haut… Le ciel se pourrit…

Il ouvrit la porte. Les brebis entrèrent en se bousculant dans l’écurie. Isaïe leur avait préparé une litière de débris de sapin et de feuilles de bouleau séchées. Le râtelier était bourré de foin. L’eau du baquet avait été renouvelée à l’aube. Une demi-obscurité, odorante et tiède, accueillait les voyageuses, dont les pattes tremblaient de fatigue. Les deux chèvres, parquées au fond du réduit, protestèrent d’une voix grelottante contre la horde qui, après six mois d’absence, envahissait de nouveau leur domaine. Les agneaux, nés dans la montagne et ignorant les usages de la vie sédentaire, se cognaient aux murs, bêlaient de peur et cherchaient le flanc de leurs mères.

— Paix, paix ! criait Isaïe en riant. Il y aura de la place pour tout le monde !

Le plus pressé était de traire les chèvres. Elles avaient des mamelles lourdes. Isaïe approcha la seille, tira le lait, qui giclait, blanc et mousseux, entre ses gros doigts. Puis, il poussa le portillon de planches disjointes qui séparait l’écurie de la cuisine et posa le récipient plein sur la table. La grande pièce prenait jour sur le monde par une petite fenêtre carrée à croisillons de bois et par la cheminée, qui était un trou profond, ouvert à même le toit et à demi masqué par un auvent mobile. Tout l’intérieur de cet orifice, évasé vers le bas, était noir de suie. Une plaque de fonte, montée sur un socle en pierre creuse, constituait le foyer. Au-dessus, des linges séchaient sur un « éparvis » aux branches écartées. Quelques brins de paille passaient entre les poutres du plafond. Par la trappe de la cave, venaient des odeurs de champignons et de lait aigre. Isaïe but un verre de lait, alluma le feu et chauffa un restant de soupe blanche dans une casserole. Le vent rabattait la fumée dans la salle. Toussant et grognant, Isaïe manœuvra la tringle verticale, qui commandait l’orientation du panneau de cheminée. Une poussière noire se détacha de la planche et tomba en pluie fine sur le fourneau. Mais, peu à peu, le tirage s’établissait, l’air devenait respirable. Satisfait, Isaïe se mit à table et mangea la soupe. Il laissait couler le liquide chaud dans sa gorge et ne pensait à rien. Ses yeux vagues regardaient tour à tour la pendule qui ne sonnait plus, dans sa boîte haute, gravée de fleurettes, le buffet bancal, chargé de vaisselle ébréchée, le calendrier des P. T. T., pendu au mur entre deux piolets ; et, près de la porte, l’étagère qui supportait des almanachs, de vieux journaux, un encrier et le dictionnaire de Marcellin. L’ombre effaçait progressivement le contour de ces objets aux vertus apaisantes. Quand la pièce fut tout à fait obscure, Isaïe se leva et alluma une lampe à pétrole. L’électricité avait été amenée au village, mais la municipalité n’avait pas jugé utile de faire continuer la ligne jusqu’au hameau des Vieux-Garçons, qui ne comptait plus que deux habitants. La petite flamme fumait dans son manchon de verre. Un souffle froid passait sous la porte. Le vent se fendait en sifflant sur l’angle de la maison. Isaïe, rêveur, mangea encore un bout de fromage, se cura les dents avec la pointe de son couteau et empoigna la seille de lait par les anses, pour la descendre à la cave. Demain, il transvaserait le lait dans un chaudron de cuivre. Puis, il cuirait le fromage. D’autres travaux l’attendaient dans les jours à venir : scier le bois, tailler des ancelles de rechange, saigner et saler un mouton, tresser une hotte neuve… Quand il remonta de la cave, la lueur de la lampe avait pâli, la mèche flasque pompait les dernières gouttes de pétrole. « Et maintenant, que vais-je faire ? » se demanda Isaïe. Devait-il se coucher ou attendre son frère ? Marcellin n’avait pas donné l’heure de son retour. En partant, le matin, il avait simplement dit : « À ce soir. » Pour peu que des amis l’eussent retenu à dîner, il rentrerait tard dans la nuit. Deux heures de trajet à pied. Le chemin montait dur. Si sa visite en ville n’avait servi à rien, Marcellin serait de méchante humeur. Dans des cas pareils, il valait toujours mieux le laisser seul. Sa colère se détendait dans le vide. Et, pourtant, Isaïe ne pouvait se résoudre à manquer l’arrivée de son frère dans la maison. Il avait hâte de revoir Marcellin pour lui montrer les moutons et l’interroger sur le résultat de ses démarches. « À supposer qu’il soit contrarié, il ne me répondra pas. Mais, s’il apporte une bonne nouvelle, il sera heureux de me trouver debout et prêt à l’entendre. Nous parlerons, comme deux amis, les coudes sur la table. Qu’il ait déjà mangé ou non, je lui ferai avaler une assiettée de soupe. Un verre de vin blanc par-dessus. Pour fêter le retour. Avant de nous mettre au lit, nous irons regarder les bêtes… »