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— Dieu soit béni.

Un coup de tendresse gonfla son cœur. Des larmes montèrent à ses paupières. Avant son accident, il ne pleurait jamais. Cette faiblesse lui était venue, avec les autres, depuis que les docteurs avaient touché à sa tête. Derrière la vitre noire de la fenêtre, la neige s’était mise à tomber, rare et lente, à gros flocons. Le réveille-matin marquait dix heures cinq, lsaïe fléchit les épaules et appuya son menton contre sa poitrine. « Oh ! il viendra bien, il viendra bien… C’est affaire de patience… » La fatigue de la journée se rassemblait sur sa nuque. Ses paupières se fermaient. Il s’assoupit, courbé en deux.

Un courant d’air froid l’éveilla en sursaut. La porte s’était ouverte. Sur un fond de nuit, strié de charpies blanches, Marcellin ! Poudré de givre des épaules aux genoux, le visage durci, luisant, il frappait ses grosses chaussures contre le sol, pour les débarrasser de leur croûte neigeuse. Puis il repoussa le battant, d’un coup de pied, jeta son béret dans un coin et s’avança, en se dandinant, vers la table. Trapu, le front bas, la bouche mince, il respirait avec effort, et frottait ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Isaïe se dressa sur ses jambes gourdes et dit doucement :

— Te voilà donc !

Ensuite, il comprit que Marcellin était vraiment revenu et répéta d’une voix plus forte :

— Te voilà !

La joie lui coupait le souffle. Son âme devenait légère. Il saisit Marcellin par le bras, le traîna vers le banc, l’assit de force et le regarda dans les yeux, comme s’il ne l’avait pas vu depuis très longtemps :

— Tu as mangé ?

— Oui, dit Marcellin.

— Je vais tout de même te chauffer la soupe.

Marcellin ne répondit pas. Était-il content de sa journée ? Impossible de le savoir. Des grains de neige fondaient dans ses sourcils. La flamme de la bougie se reflétait dans ses prunelles petites et noires, bien enfoncées sous la bosse du front. Sa bouche étroite remuait, mâchait de la salive. Il avait l’air fatigué et pensif. Isaïe raviva le feu sous la casserole de soupe. Malgré son impatience, il hésitait encore à parler des brebis. Mais chaque battement de cœur rapprochait les mots de sa langue. Il versa de la soupe dans une assiette.

— Tu sais, dit-il enfin, j’ai ramené les moutons. Tous, et trois agneaux en plus. Ils sont à l’écurie, tu peux les voir…

— Plus tard, dit Marcellin.

Il avait pris l’assiette des mains de son frère et mangeait sa soupe, le dos rond, à pleines cuillerées sifflantes. Isaïe se réjouissait de lui voir si bel appétit.

— Au village, dit-il encore, le vieux Rouby, Marie Lavalloud, Belacchi, Barbu, Coloz…

— Quoi ? demanda Marcellin.

Isaïe se tut. Il ne savait plus ce qu’il voulait dire. Mais cette indécision ne dura qu’un moment. Très vite, ses idées se rassemblèrent en ordre.

— Ils aimeraient bien avoir des moutons comme nous ! s’écria-t-il gaiement. Ils me l’ont dit. Et puis, nous avons parlé de l’avion qui est tombé dans la montagne…

— En ville aussi, on en parle, dit Marcellin. À l’auberge du Midi, c’est plein de journalistes, venus aux nouvelles. Paraît qu’il n’y aurait pas un seul survivant, là-haut…

— Comment peuvent-ils savoir ?

— Un pilote a survolé le massif. Les débris sont tout près du sommet. Et rien ne bouge. L’avion venait de Calcutta. Tu te rends compte ?

— Oui, dit Isaïe. C’est un bout de chemin. Calcutta… Calcutta…

Il prononça ce mot avec respect, les lèvres malhabiles, les yeux saillants.

— Chez les guides, dit Marcellin, ça discute ferme. Il est question d’organiser une caravane de secours.

— Pour quoi faire, s’il n’y a pas de rescapés ?

— Pour ramasser le courrier.

— Le courrier ?

— Oui, les lettres.

— Ah ! dit Isaïe.

Il ne comprenait qu’à demi cette affaire de lettres, mais ne voulait pas laisser paraître son embarras.

— Encore des morts dans la montagne, dit-il.

— Ils étaient une trentaine, dit Marcellin. Ne causons plus de ça. Chacun son deuil, chacun sa joie.

Il fit clapper sa langue. Ses lèvres étaient humides. La chaleur animait son visage. Il caressait le bois de la table avec ses longues mains maigres. « C’est comme un fils pour moi », pensa Isaïe. Et quelque chose se mit à trembler dans sa poitrine.

— Tu veux encore de la soupe ? demanda-t-il.

— Non, dit Marcellin.

— Du lait ?

— Donne toujours.

Tout en versant le lait dans un bol, Isaïe essayait de se rappeler la commission dont il avait chargé son frère, le matin même.

— As-tu parlé à Rivière, pour la lampe à souder ? dit-il enfin.

— Pas eu le temps, dit Marcellin.

— Et qui as-tu rencontré ?

— Des gens.

Isaïe espéra que Marcellin lui donnerait des nouvelles de ses camarades : Nicolas Servoz, Blandot, le petit Vemier, tous ceux de la photographie. Certainement, son frère les avait vus, en ville. On ne pouvait pas aller en ville sans les voir, au café, au bureau des guides, dans la rue…

— Tu es passé à la compagnie ?

— Non.

— Et les amis ?

— Quels amis ?

La voix de Marcellin était sèche. Isaïe baissa la tête. Il avait l’impression de marcher sur une mauvaise piste. Vite, rebrousser chemin. Mais Marcellin alluma une cigarette, et Isaïe se sentit un peu soulagé. C’était toujours bon signe quand Marcellin allumait une cigarette.

— Non, dit-il avec lenteur, je n’ai vu personne de la compagnie.

La fumée montait le long de sa joue et il plissait la paupière droite.

— D’ailleurs, reprit-il, je n’avais pas à les voir. Je n’étais pas descendu pour ça.

— Et pour quoi étais-tu descendu ? demanda Isaïe.

— J’avais à faire, en bas.

En regardant son frère, qui souriait, détendu, repu, l’œil finaud, Isaïe reprenait définitivement confiance.

— Tu es content de ta journée ? murmura-t-il enfin.

— Pas mécontent, grommela Marcellin en secouant la cendre de sa cigarette dans le bol vide.

Isaïe respira un bon coup avant de poursuivre :

— Tu as trouvé du travail, peut-être ?

— Je n’en ai pas cherché, répliqua Marcellin.

— Ah ! non ?

Marcellin éclata de rire :

— Ne fais pas cette gueule, Zaïe ! Je ne t’ai jamais dit que j’allais chercher du travail…

Il l’avait appelé Zaïe, comme lorsqu’il était enfant. Troublé par ce souvenir, Isaïe ouvrait la bouche, battait des paupières. De nouveau, il y eut un remue-ménage de douceur dans sa poitrine. Le plaisir coulait jusqu’au bout de ses doigts. Son frère s’était levé et marchait de long en large dans la pièce. Petit et vif, il était partout à la fois. Isaïe avait du mal à le suivre des yeux.

— Les coupes de bois, la scierie, et après, quoi encore ? dit Marcellin. Nous ne trouverons pas mieux, même en ville. Et je ne tiens pas à me crever pour quatre sous. C’est bon pour les mazettes, ce jeu de misère. Moi, je vois plus grand. J’ai d’autres projets.