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— Ça, c’est vrai, murmura Isaïe, par chez nous la terre n’est pas facile.

Et il devina aussitôt que Marcellin était content de sa réponse.

— Pas facile ! Tu peux le dire ! Eh bien ! moi, j’en ai assez de cette terre pas facile !

— Tu en as assez ?

— Oui, je veux partir.

Le mot tomba comme un caillou dans un puits. Isaïe sentit des cercles qui s’élargissaient derrière les os de son crâne. Il dit :

— Partir ? Comment, partir ?

Marcellin, debout devant lui, les mains dans les poches, souriait avec assurance :

— Partir, tout simplement. M’installer en ville. Travailler dans le commerce. Comme le fils Augadoux. Tu te souviens du fils Augadoux ?

— Oui, Marcellin.

— C’était un garçon pas plus intelligent, pas plus bête qu’un autre. Depuis trois ans, il a ouvert un magasin, en face la gare. Il se débrouille. Il donne des leçons de ski. Il vend des articles de sport…

— Tu vendras des articles de sport ?

— Pourquoi pas ? Le fils Augadoux m’a proposé de m’associer avec lui. Ce serait agréable. Un travail facile. Des rentrées sûres. Seulement, je devrai verser ma part…

— À qui ?

— À Augadoux. Si je veux toucher les bénéfices, il faut que je mette de l’argent dans l’affaire.

— Tu n’as pas d’argent.

— Je n’en ai pas, mais je peux en avoir…

Isaïe avait de la peine à croire qu’il était bien éveillé, dans sa maison, et que la voix qu’il entendait était celle de son frère. Ses forces diminuaient dans la mesure où il concevait mieux ce que lui disait Marcellin. Il regarda le foyer de pierre, comme pour se raccrocher à quelque chose de solide, d’indestructible.

— Tu m’écoutes ? demanda Marcellin. Répète ce que je t’ai dit.

— Tu veux partir et il te faut de l’argent.

— Bon. Cet argent, je sais, à présent, où je peux le trouver.

— Où ça ?

— La maison, dit Marcellin.

— Quoi ? la maison ?

— Elle vaut quelque chose.

— Sans doute !

— Hier, je suis descendu en ville pour voir le notaire, oui, maître Petitfonds. Je lui ai expliqué mon affaire. Il a un acquéreur.

— Un acquéreur ? dit Isaïe.

— Un acheteur, si tu préfères… Quelqu’un de sérieux. La grosse fortune. Industriel dans le Nord. Toutes ses vacances, depuis six ans, il les passe en montagne. Maintenant, il cherche une vieille bâtisse, dans le goût du pays, pour la transformer en chalet. Maître Petitfonds est sûr que notre bicoque lui plaira. Nous la vendrons dans de bonnes conditions. Et, avec la part qui me revient, je deviendrai l’associé d’Augadoux…

Il parlait si vite, qu’Isaïe, instinctivement, courbait le dos, comme pour se protéger d’une averse. Des mots ruisselaient le long de ses oreilles : « La bicoque… nous la vendrons… l’associé d’Augadoux… » Puis, il y eut un coup de boutoir dans sa poitrine.

— On ne peut pas vendre la maison, dit-il.

— Pourquoi ?

— Nous y sommes nés, toi et moi, et le père y est né, et le père du père…

— Justement, dit Marcellin. Leur vie nous prouve que, même en travaillant comme des forçats, on n’amasse pas de gain, à la fin de sa peine, dans ce chien de pays. Quant à la maison, regarde-la, que lui trouves-tu de beau ?

— Elle est la maison, dit Isaïe.

En vérité, il n’eût pas été plus surpris si Marcellin lui avait demandé de se trancher le bras ou la jambe. La maison tenait à sa chair. Il n’était rien sans elle et elle n’était rien sans lui. Marcellin fit un pas en avant. La lumière de la fenêtre éclaira son visage. Il n’y avait pas de colère dans ses yeux.

— Je sais, dit-il, moi aussi, je suis un peu chagrin à l’idée de quitter. Mais, si on veut avancer, il faut se débarrasser des poids morts.

— La maison n’est pas un poids mort, dit Isaïe.

— Si, puisqu’elle ne rapporte rien.

— Et où irai-je habiter, si nous n’avons plus la maison ?

— Dans une autre maison.

— Avec toi ?

— Non, moi, je te l’ai déjà dit, je m’installerai en ville.

Isaïe secoua la tête :

— Comment ferai-je sans toi ? dit-il.

Malgré lui, il pensait à cette nuit où Marcellin était venu au monde. Il se revoyait, tenant dans ses mains une faible masse de chair hurlante, et la mère qui gémissait, plate et nue, sur sa couche aux draps souillés.

— Si tu ne veux pas vivre seul, dit Marcellin, tu n’as qu’à te marier.

Isaïe avait encore le nouveau-né sous les yeux, et c’était le nouveau-né qui parlait ainsi, d’une voix grave, autoritaire.

— Cinquante-deux ans, ce n’est pas vieux, reprit Marcellin. J’en connais une, en tout cas, qui ne ferait pas la grimace : Marie Lavalloud…

La phrase était venue si vite, qu’Isaïe en perdit la respiration. Puis, tout le sang de son corps lui monta au visage.

— Laisse Marie Lavalloud, dit-il.

Or, Marcellin tenait à son idée :

— Elle a cinq ans de plus que toi, mais elle est encore agréable à voir. Solide, propre, courageuse. Sa maison, une fois retapée, serait la plus avenante du village. Toute seule, elle n’arrive pas à faire prospérer son bien. Il lui faut un homme. Tu tournais autour d’elle, il y a trente ans. Tu me l’as raconté toi-même…

C’était vrai. Autrefois, Isaïe avait aimé Marie Lavalloud. Mais sa crainte des femmes l’avait empêché de le lui dire. Elle vivait seule avec ses parents. Elle attendait. Elle pâlissait. Et il n’osait pas. Le père et la mère de Marie étaient morts, à peu de jours l’un de l’autre, et elle était partie pour se placer dans la vallée, comme servante, chez un curé. Longtemps, Isaïe avait souffert, en silence, de cette séparation. Ensuite, l’oubli était venu pour lui, à cause de la montagne, qui le prenait chaque jour davantage. Vingt-neuf ans plus tard, le curé était mort, à son tour, et Marie Lavalloud était retournée au village pour s’installer dans la grande maison vide.

— Quand je la rencontre, dit Marcellin, elle me parle toujours de toi. Tu serais bien avec elle. Elle te soignerait. Tu ne manquerais de rien. À ton âge et dans ton état, c’est une aubaine. Et, de toute façon, je viendrai te rendre visite, très souvent…

Isaïe concevait mal que la jeune fille ronde et fraîche de son passé fût devenue cette créature noueuse, à l’œil terne, au menton branlant. Chaque fois qu’il pensait à elle, il éprouvait la sensation d’une méchante plaisanterie de Dieu…

— Non, Marcellin, dit-il, ce n’est plus le temps pour moi de songer au mariage. Si tu t’en vas, je resterai seul, je périrai seul. Tu ne peux pas le vouloir.

— Sans doute, je ne le veux pas, dit Marcellin d’une voix agacée.

— Alors, je suis content.

Marcellin se gratta la nuque avec un doigt :

— Il y a une autre solution… oui… pour le cas où tu t’entêterais à demeurer garçon… J’ai pensé à tout… Tu vas voir…

— Oui, Marcellin.

— Une fois la maison vendue, je pars, et toi, tu t’installes chez Joseph, pour quelques mois, le temps que j’arrange mon affaire avec Augadoux… Puis, je te fais venir… Je te loge avec moi… Et nous reprenons notre vie commune… C’est gentil, ça… C’est fraternel… Tu ne vas pas refuser ?

Visiblement, il était sur le point de perdre patience. Il se pencha sur son frère, comme pour le couvrir de son ombre, de son idée. Isaïe voyait les yeux brillants qui lui ordonnaient d’accepter. Un souffle chaud caressait sa figure.