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— Qu’attends-tu ? Réponds ! dit Marcellin.

— C’est pour la maison, chuchota Isaïe. Je voudrais que tu me comprennes. Quand tu me comprendras, tu diras comme moi.

Le visage de Marcellin se serra, dur comme pierre :

— C’est à toi de comprendre et pas à moi ! Mais je suis trop bon ! Un propre à rien, avec sa tête fêlée…

— Ne parle pas de ça, Marcellin, dit Isaïe d’une voix suppliante.

— Pourquoi n’en parlerais-je pas ? Parce que ça te gêne ? Chacun son tour. Tu m’as bien gêné, toi, pendant des années !

— Je n’ai pas pu te gêner. Toujours, j’étais d’accord avec toi.

— D’accord, oui, comme une bille de bois est d’accord avec qui la roule. J’ai vécu avec une bille de bois, depuis mon retour de captivité. On se lève, on mange, on travaille, on se couche. Quatre mots échangés par jour. Tu penses que c’était drôle, peut-être ? Mais j’ai supporté ça. Par pitié. Pas autrement : par pitié. Je croyais que tu aurais de l’amitié en retour. Je te connaissais mal. Un imbécile, mais un imbécile têtu ! Il suffit que je te demande un service pour que tu te rebiffes… Oui ou non, vas-tu me laisser vendre ?…

Un frisson parcourut la nuque d’Isaïe. Sa tête lui faisait mal. Lentement, il avança la main, toucha le mur de la maison. Il avait besoin de la sentir là, encore debout, encore à lui.

— Non, dit-il.

Marcellin fit un pas en arrière. Une contraction nerveuse tirait ses lèvres.

— Eh bien ! dit-il, je vais t’apprendre une chose. J’ai pris mes renseignements chez le notaire. Tu n’as pas le droit de refuser le partage.

Tout en parlant, il avait tiré un papier de sa poche et le poussait sous le nez d’Isaïe :

— Maître Petitfonds a tout noté. Tu n’as qu’à lire : « Article 815 du Code civil : « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision, et le partage peut être toujours provoqué, nonobstant prohibitions et conventions contraires. » C’est clair, il me semble !

— Je ne sais pas, dit Isaïe.

— Cette maison nous appartient à tous les deux. Et la loi me permet, si je le veux et quand je le veux, de la vendre pour toucher ma part.

— Si tu le veux et quand tu le veux ?…

— À toi de choisir. Ou nous nous entendons entre nous, trouvons l’acheteur, débattons le prix, partageons la somme, ou, comme le dit maître Petitfonds, c’est le tribunal qui procédera à la vente aux enchères.

Il jeta le papier sur la table :

— C’est inscrit là-dessus. Tu peux lire…

Isaïe, la main tendue, caressait toujours la surface granuleuse et froide du mur. Il flattait la maison, du bout des doigts, comme si elle eût été un être vivant.

— Personne ne peut forcer un homme à abandonner sa maison, dit-il. Ni les juges, ni les notaires, ni les gendarmes…

Marcellin pouffa de rire, les yeux bridés, les dents découvertes jusqu’aux gencives :

— Pauvre idiot ! Pour qui te prends-tu ? si tu t’obstines, on t’enfermera ! Et pas en prison ! Dans un asile d’aliénés ! Il y a longtemps que tu devrais y être !

Un éclat de feu passa devant la figure d’Isaïe. Les idées tournaient à gros bouillons dans sa tête. Son corps était ébranlé jusqu’aux racines par la concentration d’une force extraordinaire. Il se mit debout sur ses jambes. Ses poings se levèrent, énormes, lourds, prêts à frapper. Sa bouche faisait un petit bruit bête :

— Teu… teu… teu…

D’un bond, Marcellin se réfugia près de la porte. Puis, il cria :

— Qu’est-ce qui te prend ?

Des bêlements venaient de l’écurie. Isaïe laissa retomber ses mains. L’air qu’il respirait était triste. Il dit :

— Tu ne m’aimes plus, Marcellin.

Marcellin redressa la taille, se déplia, comme après le passage d’une avalanche. Il avait pâli. Son menton était pointu. Ses paupières clignaient.

— Comment veux-tu qu’on t’aime ? grommela-t-il d’une voix faible. On ne peut pas discuter avec toi. Tu n’as plus de raison. Réfléchis un peu. Dis-moi que tu acceptes. Et j’oublierai tout…

Il y eut un silence. La maison attendait.

— Tu es sûr que je ne peux pas t’empêcher de vendre ? dit Isaïe.

— Si tu ne me crois pas, nous irons voir maître Petitfonds ensemble. Il t’expliquera. Il te montrera le livre…

— Et cette vente, ce serait pour quand ?

— Je ne sais pas encore. Le notaire doit téléphoner ce soir.

— À qui ?

— Au monsieur du Nord. Il lui parlera de l’affaire.

— Par téléphone ?

— Oui. Et demain matin, il me donnera la réponse.

— On vendra demain matin ?

— Mais non, grosse bête ! s’écria Marcellin. Demain matin, j’irai simplement revoir maître Petitfonds, et il me dira si, en principe, l’affaire intéresse son client.

— Et si elle l’intéresse ?

— On attendra que le client arrive pour traiter. De toute façon, ce monsieur ne viendra pas dans le pays avant la Noël.

— Et si ça n’intéresse pas ce monsieur ?

— On en cherchera un autre.

— Cela fera du temps ?

— Sans doute.

Isaïe poussa un soupir de soulagement. Le péril s’éloignait.

— Tu as compris maintenant ? demanda Marcellin.

— J’ai compris.

— Et tu dis : oui.

— Je dis : non.

Marcellin lui lança un regard noir et vif comme un jet d’encre. Un moment, il sembla décidé à reprendre la discussion. Puis il fit, avec la main, le geste d’écarter une toile d’araignée, et dit :

— Je ne veux plus te bousculer aujourd’hui. Prends la peine de penser. Peu à peu, tu t’habitueras à l’idée. Et, quand tout sera réglé, tu me remercieras.

— Je te promets de penser, dit Isaïe. Mais ce sera pour rien.

Marcellin prit sa veste pendue à un clou, la jeta sur ses épaules et sortit. Isaïe resta longtemps immobile. Sa bouche s’ouvrait, se refermait. Des larmes coulaient sur ses joues. Un peu plus tard, il se dirigea, en traînant les pieds, vers la porte. Marcellin avait disparu derrière l’épaulement de la route.

— Marcellin, où vas-tu ? cria Isaïe.

Pas de réponse. De rares flocons de neige descendaient du ciel. À demi masquées par le brouillard, les montagnes, immuables depuis des siècles, démentaient la possibilité du moindre changement dans le relief du pays comme dans la vie des hommes. Leur présence était rassurante. De toutes leurs pierres dressées, elles approuvaient Isaïe. Il ramassa une planchette et se mit à la façonner, sans plaisir, avec son couteau : « C’est ce notaire qui lui a fourré des idées en tête !… »

Il rentra dans la maison, prit le papier sur la table et le lut, mot à mot, lentement : « Nul ne peut être contraint… » C’était l’écriture de maître Petit-fonds. Isaïe plia le papier et le glissa dans sa poche :

— Tout est de ma faute… Je n’ai pas su expliquer à Marcellin… Les bonnes paroles m’ont manqué… J’aurais dû lui dire : « Cette maison n’est pas belle, mais nous n’avons pas le droit de la vendre, parce que, s’il était vivant, le père ne l’aurait pas permis… »

Cet argument lui parut irréfutable. Maintenant, il était impatient de revoir son frère pour l’éclairer. Où était Marcellin ? Sans doute était-il allé chez Joseph, pour mêler son dépit dans le vin blanc. C’était sa manière, à lui. Et, après, il était plus furieux encore et malade. Un élan de charité poussa Isaïe sur la route. Il marchait à grands pas dans le frôlement pur de la neige. Ses bras ballaient sur ses cuisses. Il respirait fortement :