Y. Fialкоv
La neuvième décimale
A la mémoire de mon frère
Il est des pics qu’on chercherait en vain sur les cartes. Leur conquête ne s’en poursuit pas moins de jour en jour, d’heure en heure. La lutte est opiniâtre, pleine de péripéties dramatiques et d’imprévu. Ces pics, ce sont ceux de la science.
Sans doute ceux qui entreprennent ces ascensions n’entendent-ils pas mugir les vents violents, ne sont-ils pas menacés par les avalanches, et cependant l’histoire des conquêtes de ces « pics de la science » est jalonnée d’exploits qui ne le cèdent en rien à l’ascension de l’Everest.
L’auteur se propose de relater la conquête de l’une des cimes de la chimie moderne, celle des quantités de matière infiniment petites. L’ascension en a été ardue et périlleuse. Les chimistes ont dû gravir les gradins escarpés des décimales, après les avoir taillés dans le dur granit de l’inconnu.
Un milliardième de gramme… Une parcelle de matière tellement infime que le plus puissant des microscopes ne saurait la déceler, peut-elle présenter une utilité quelconque ? Eh bien ! il apparaît que la chimie moderne fait un usage courant de quantités aussi réduites de diverses matières. Les savants ont appris non seulement à peser un milliardième de gramme mais encore à déterminer les propriétés de matières obtenues en quantités aussi insignifiantes. Les chercheurs ont eu à surmonter le handicap de théories périmées, tandis que le sommet à atteindre — la solution de l’énigme — se perdait dans d’épais nuages de contradictions.
Ce livre traite de phénomènes et d’événements les plus divers car l’histoire de la chasse aux parcelles de matière infinitésimales concerne quantité de problèmes et de branches scientifiques. C’est en effet aux « chasseurs » de l’infiniment petit et de l’invisible que sont dus les progrès réalisés dans des domaines de la chimie aussi éloignés l’un de l’autre que la synthèse des éléments artificiels, l’étude des matières extra-pures, la fabrication de semi-conducteurs, l’obtention et l’utilisation des métaux rares et ultra-rares, en un mot tout ce dont il sera question dans ce livre.
LES PREMIERS GRADINS
Victimes de la précision
Nous laissons au lecteur le soin de juger si cette histoire est tragique ou comique. Personnellement, j’incline à penser que cela importe peu, l’essentiel étant qu’elle soit authentique. Le lieu de l’action se situe en Allemagne, la date vers les années 1920.
Si quelqu’un était tenté de reconstituer cette histoire dans tous ses détails, l’auteur le prévient qu’il est inutile de compter sur les données de la presse. Les journaux réactionnaires allemands de l’époque, fidèles à leurs traditions, se gardèrent bien de parler de l’essentiel, tout en amplifiant démesurément les menus détails.
Tout débuta par un compte rendu consacré aux recherches effectuées sous la direction du professeur Litte, compte rendu que ce dernier lut à ses collègues d’institut un soir de juillet 1924. Le séminaire scientifique de l’institut se réunissait régulièrement une fois par quinzaine depuis déjà trente ans ; les honorables professeurs savaient bien que pendant toute cette période, il n’avait jamais été fait la moindre communication susceptible de troubler un tant soit peu la douce somnolence qui régnait habituellement dans la salle. D’ailleurs il faisait chaud, excessivement chaud. Ainsi que le président le fit observer, avec un humour plutôt douteux, à l’issue de la lecture du compte rendu, un verre d’eau gazeuse avec de la glace aurait été bien plus facile à avaler que la communication, sans nul doute intéressante, du Herr Professor. En la qualifiant d’« intéressante », le président se faisait manifestement violence, car durant toute la lecture il avait sommeillé à l’abri d’un journal. Quant au reste des membres, leur attention n’avait guère été plus vive.
Certes, bon nombre d’entre eux s’en repentirent cruellement par la suite, parce que ce soir-là, le professeur Litte leur donna la primeur de sa découverte de la transmutation du mercure en or.
Pendant un certain nombre d’années, Litte s’était servi d’une lampe de quartz à mercure. Or, ne voilà-t-il pas qu’un jour, il y avait de cela plusieurs mois, il s’était aperçu que le mercure de sa lampe contenait une quantité d’or relativement appréciable. Le mercure étant le voisin immédiat de l’or dans la classification périodique. Litte en avait déduit qu’il se trouvait en présence d’un cas de transmutation d’un métal vil en métal précieux sous l’effet des rayons électriques.
On ne saurait dire de quelle façon la presse eut vent de la communication du professeur Litte, mais le fait est que trois jours plus tard, la Patriotische Rundschau annonçait en manchette énorme : « Tout bon Allemand peut avoir son million ! » et, plus bas, en lettres à peine moins grandes : « Le secret de l’obtention de l’or est connu ! ».
Au cours des deux mois qui suivirent, le professeur Litte put se convaincre à ses dépens que l’expression « fardeau de la gloire » n’était pas une simple métaphore.
A vrai dire, les correspondants de presse et les reporters-photographes se conduisirent d’une façon relativement convenable. Ils se contentèrent de monter patiemment la garde à l’entrée de la villa du professeur, interrogeant tous ceux qui en sortaient. Mais les représentants des firmes industrielles grandes ou petites, eux, furent absolument odieux. Ils faisaient insolemment irruption dans le cabinet de travail du professeur, l’assaillaient de coups de téléphone en pleine nuit, pénétraient inopinément dans la salle à manger à l’heure du petit déjeuner, mettant sa patience à rude épreuve et lui coupant l’appétit. D’un ton qui se voulait persuasif ils promettaient monts et merveilles au professeur s’il consentait à céder le secret de la fabrication de l’or à leur firme et pas à une autre. Ils en profitaient d’ailleurs pour couvrir leurs concurrents présumés d’invectives souvent fort grossières.
L’enthousiasme des industriels fut porté à son comble par l’annonce que le chimiste japonais Nagoaka, ayant vérifié la communication de Litte, venait de confirmer sans réserve les conclusions du savant allemand. Nagoaka ajoutait que le Japon allait se livrer à des recherches sur la fabrication à l’échelle industrielle de l’or à partir du mercure.
Les bruits contradictoires et la tapageuse campagne de presse commençaient déjà à rendre la Bourse nerveuse. En un mot, l’affaire menaçait d’aller loin et le professeur Litte jugea alors utile de publier dans les colonnes d’une revue scientifique un exposé détaillé de l’essentiel de la question ainsi que ses propres hypothèses.
Les journalistes se jetèrent sur cet article avec avidité. Pour la première fois sans doute dans l’histoire de la science, un article paru dans une très sérieuse revue scientifique fut intégralement reproduit dans des journaux, symboles chimiques, lettres grecques et intégrales compris. L’auteur y déclarait catégoriquement qu’il serait prématuré de tirer la moindre conclusion, que l’or obtenu à partir du mercure n’excédait pas des quantités infimes, que les frais d’électricité nécessaires à cette transmutation dépassaient largement le prix de l’or obtenu, mais que néanmoins, à l’avenir… il serait possible… quand le phénomène aurait été étudié plus à fond… l’histoire de la science connaissait de nombreux exemples…
Le premier représentant des cercles d’affaires qui produisit sur Litte une impression favorable fut le directeur de la firme « Siemens ».
Monsieur Schkrubber déclara au Herr Professor qu’il n’était pas naïf au point de ne pas comprendre toute l’inanité, sur le plan industriel, du phénomène de transmutation du mercure en or qui venait d’être découvert. Mais ce n’était pas là ce qui l’intéressait en tant que directeur d’une grande firme. Son unique souci était de voir la science allemande s’enorgueillir d’une nouvelle réalisation de valeur. Lui-même se rappelait parfaitement, quoiqu’il ne fût pas bien vieux, les moqueries qui avaient accueilli la découverte du grand Rœntgen.