L’énigme serait peut-être restée encore longtemps entière, si l’on n’avait pas eu recours à une nouvelle arme plus efficace : les neutrons. Comme les neutrons sont dépourvus de charge, ils conviennent parfaitement aux bombardements nucléaires. Les particules possédant une charge — noyaux atomiques d’hydrogène ou d’hélium — remplissent la même fonction avec beaucoup moins d’efficacité. En abordant un atome, une particule à charge positive éprouve une répulsion prononcée de la part d’un noyau à charge identique.
Les neutrons permirent d’obtenir artificiellement les noyaux de presque tous les éléments chimiques. Mais le 93e persistait à ne pas vouloir se rendre.
En bombardant l’uranium à l’aide de neutrons afin d’obtenir artificiellement l’occupant de la 93e case de la classification périodique, les savants remarquèrent d’abord que les noyaux atomiques d’uranium se désintégraient en « éclats ». Ces éclats formaient les noyaux atomiques des éléments situés au milieu du tableau de Mendéléev : baryum, lanthane et quelques autres dont la plupart possèdent une radio-activité artificielle. Les particularités de ces éléments radio-actifs artificiels ont été étudiées en détails : on connaît leurs poids atomiques ainsi que leur période de demi-désintégration.
Le nombre « d’éclats » découverts était très élevé de sorte que la découverte de nouveaux éléments artificiels par ce procédé finit par ne plus éveiller d’enthousiasme particulier chez les chercheurs. Or, lorsqu’en 1940 le physicien américain McMillan découvrit dans les produits de la fission de l’uranium un isotope radio-actif avec une période de demi-désintégration de deux à trois jours, il n’en fut pas autrement étonné. Une étude plus poussée révéla que les radiations provenaient d’un élément qui n’était semblable à aucun de ceux qui se formaient ordinairement lors de la fission de l’uranium. Une fois isolé, cet élément s’avéra être le… 93e. Le fait était tellement inattendu qu’il ne provoqua pas du tout l’effet qu’une telle découverte aurait dû susciter.
Du reste, les détails ne furent connus que bien plus tard, après les premières explosions de bombes atomiques, après que le sinistre champignon se fut élevé dans le ciel d’Hiroschima. Mais quel est le rapport ?
Le problème des éléments transuraniens apparut d’emblée intimement lié à celui du dégagement de l’énergie atomique. S’il n’en avait rien été, peut-être ne saurions-nous encore pas grand-chose des éléments au-delà du 92e.
Le 93e élément reçut le nom de neptunium : de même que dans le système solaire la planète Uranus est suivie de Neptune, dans le tableau périodique l’uranium devait être suivi du neptunium.
Des recherches plus poussées sur le processus de la formation du neptunium à partir de l’uranium révélèrent qu’il se déroulait de la façon suivante : lors de collisions entre neutrons et noyaux, une partie de ces derniers vole en éclats tandis qu’une autre, au contraire, capture les neutrons ; il se forme alors une autre variété ou, comme on dit, un isotope d’uranium, à poids atomique 239. Cet isotope est très instable et subit une rapide désintégration radio-active au cours de laquelle le noyau de chacun de ses atomes émet un électron.
L’électron possède une charge de –1, celle du noyau atomique d’uranium est 92.
Si de 92 on ôte –1, on obtient 93. C’est ainsi que se forme l’élément 93 ou neptunium.
Pendant que j’expliquais la façon dont se formait le neptunium à partir de l’uranium, le lecteur a déjà sans doute deviné le nom qu’on devait attribuer au 94e élément. Et il ne s’est pas trompé, c’est bien le plutonium ! Dans le système solaire, la planète Neptune n’est-elle pas suivie de la planète Pluton ?
Comme on le sait, Neptune fut découvert par des calculs mathématiques. Pluton fut d’ailleurs également trouvé au moyen de déductions purement théoriques basées sur une déviation de Neptune de l’orbite calculée.
Comme la planète d’où il tira son nom, le plutonium fut d’abord découvert théoriquement.
L’étude des propriétés du neptunium révéla qu’il émettait des rayons bêta, c’est-à-dire que chacun de ses atomes « expulsait » un électron. Nous savons déjà ce qui se passe lorsque le noyau d’un élément quelconque émet un électron : il se crée un noyau de l’élément situé dans la case suivante de la classification périodique. C’est pourquoi la découverte de l’émission de rayons bêta par le neptunium suggéra immédiatement que le 93e élément devait être suivi d’un 94e. A la suite d’expériences minutieuses, on finit effectivement par le découvrir en 1941.
Comme on le sait, la réaction en chaîne est une des conditions essentielles de la libération de l’énergie du noyau atomique lors de la fission d’éléments lourds. Les deux autres substances capables de réaction en chaîne, les isotopes d’uranium de poids atomiques 233 et 235, sont beaucoup plus difficiles à obtenir que le plutonium.
Actuellement le plutonium est produit en grandes quantités dans les réacteurs atomiques où la désintégration de l’uranium s’effectue simultanément à la formation du 94e élément. Après un certain temps, il se forme une quantité considérable de plutonium dans l’uranium dont est garni le réacteur. La séparation de ces deux éléments est relativement aisée.
L’obtention du neptunium et du plutonium fut un triomphe pour la physique et la chimie, une victoire de l’alchimie moderne pour ainsi dire. Et pourtant, comme le révéla un futur immédiat, ce n’était pas encore son apogée. Trois ans après la découverte du plutonium les chimistes durent ménager de nouvelles cases dans la classification périodique. Les « vedettes » furent les éléments 95 et 96 découverts en 1944.
Là encore, on eut recours à « l’artillerie », le polygone de tir étant un cyclotron (appareil pour l’accélération des particules élémentaires), l’uranium la cible et les particules alpha (noyaux d’hélium), les projectiles. Lorsqu’un noyau d’uranium était atteint par une particule alpha, il se formait un noyau de numéro atomique 94 (2 + 92, ce qui constituait une nouvelle méthode pour l’obtention du plutonium). Au bout d’un certain temps, le noyau de plutonium expulsait une particule bêta (électron) donnant ainsi naissance à l’élément 95. Ayant été découvert en Amérique, il reçut le nom d’américium.
L’élément 96 fut obtenu d’une façon similaire, en bombardant du plutonium par des particules alpha. Cet élément 96 résulta d’une expérience très complexe mais d’une opération arithmétique extrêmement simple (94 + 2 = 96). Il fut nommé curium, en l’honneur des célèbres chercheurs dans le domaine de la radio-activité Marie Curie-Sklodowska et Pierre Curie.
La comparaison de la science à un immense édifice n’est sans doute pas originale. Mais quand on relate la façon dont furent obtenus les éléments artificiels transuraniens, on ne peut s’empêcher d’utiliser cette image. C’est l’uranium qui servit de « fondement » à l’édifice ; le plutonium en fut le « rez-de-chaussée » et la base de « l’étage » suivant, c’est-à-dire de l’américium.
En somme, de même que chaque étage achevé permet de passer à la construction de l’étage suivant, chaque élément transuranien obtenu permettait de passer à l’élément nouveau suivant. C’est ainsi que l’américium fut utilisé pour la synthèse du 97e élément, étant soumis au bombardement de particules alpha dans un cyclotron. En vertu de la même opération que précédemment (95 + 2), on eut l’élément 97, que l’on appela berkélium, d’après Berkeley, ville où l’élément fut obtenu pour la première fois.