Pour la synthèse de l’élément 98, on se servit du curium que l’on soumit également à un bombardement de particules alpha pour isoler l’élément californium, nom qui fit son apparition dans la classification périodique en 1950. Ensuite, le rythme des découvertes se ralentit quelque peu…
Les nouveaux « locataires » de la classification périodique — les éléments 99 et 100 — ne virent pas le jour en laboratoire. Leur naissance ne fut pas précédée des discussions et digressions laborieuses qui devancent généralement toute découverte scientifique.
En 1952, les Américains effectuaient une expérience thermonucléaire comprenant la préparation et l’exécution d’une explosion secrète qui reçut le nom plutôt inoffensif et même quelque peu familier de « Mike ». Une demi-heure après l’explosion, des fusées automatiques lancées dans le nuage en forme de champignon s’élevant au-dessus de la zone d’essai y recueillaient des échantillons d’air, de poussières et d’autres particules solides. Les éléments 99 et 100 y furent découverts dans les filtres en papier sur lesquels s’étaient fixées les poussières issues de l’explosion.
Les résultats de cette expérience ne furent publiés que trois ans plus tard. C’est alors que deux éléments supplémentaires furent ajoutés à la classification périodique, nommés einsteinium et fermium en l’honneur des célèbres physiciens Albert Einstein et Enrico Fermi.
Dès 1955, on réussit à obtenir synthétiquement ces éléments en laboratoire.
En mai 1954, un groupe de chercheurs américains dirigé par Seeborg annonçait l’obtention de l’élément 101 et le nommait mendélévium « en hommage au rôle prépondérant du grand chimiste russe Dmitri Mendéléev qui fut le premier à utiliser la classification périodique afin de prédire les propriétés des éléments non encore découverts, principe qui servit de clé à la découverte des sept derniers éléments transuraniens ».
Le mendélévium ne clôt pas la série des éléments obtenus artificiellement. Actuellement les cases suivantes du tableau de Mendéléev sont également occupées, mais ici nous devons faire une courte pause dans notre récit sur l’histoire de l’obtention des éléments transuraniens, pour passer à l’étude d’autres questions non moins intéressantes.
Les manipulateurs de l’invisible
C’est à dessein que dans mon récit concernant la découverte de nouveaux éléments de la classification périodique je ne me suis pas servi une seule fois du mot « combien ». Cela pourrait faire supposer que les quantités de substances d’où furent extraits les éléments transuraniens ne jouaient aucun rôle. Mais, en réalité, ces quantités sont sans doute le plus important des nombreux facteurs dont dépendent la possibilité et la facilité (il serait plus juste de dire la difficulté) de l’obtention de tel ou tel élément.
Mais procédons par ordre. Regardez le dessin représentant la quantité globale d’américium disponible en 1944. A droite figure la pointe d’une aiguille, à gauche une échelle millimétrique ; il s’agit d’une photo prise par l’objectif d’un microscope. Combien peut-il y avoir d’américium ? demanderez-vous. La quantité exacte nous est connue : un cent-millième de gramme.
Cette fois-ci nous sommes en présence d’une quantité de beaucoup inférieure à celles dont il a été question dans les expériences de l’infortuné professeur Litte. Trente ans en chimie au XXe siècle, cela compte !
Prenons un des articles consacrés à l’un des éléments transuraniens, articles que les revues de chimie publient actuellement par douzaines. En apparence nous n’y trouvons rien d’étonnant. L’article contient les phrases et les termes de chimie traditionnels : « le composé a été obtenu par le mélange de deux solutions », « la composition a été déterminée par titrage », « le sel a été dissous dans l’eau distillée », etc., ce que l’on trouve habituellement dans n’importe quel ouvrage même n’ayant qu’un rapport lointain avec la chimie.
Mais en lisant plus attentivement, le lecteur non averti ne manquera pas d’être étonné. C’est qu’ici les burettes mesurent non pas des millilitres comme dans les laboratoires ordinaires, mais des cent-millièmes de millilitre. Les plus grands verres de laboratoire manipulés par les auteurs de l’article en question ne dépassaient pas 1 millimètre en diamètre. Les quantités de substances étaient de l’ordre d’un millième de gramme et les pesées se faisaient à un cent-millième de gramme près.
Au cas où certains lecteurs auraient quelques difficultés à imaginer ces nombres précédés d’une foule de zéros, nous allons les aider.
Un cent-millième de millilitre… En comparaison avec la capacité d’un verre ordinaire, cela équivaut à un mètre par rapport à la moitié de l’équateur. Ajoutons que ce volume est mesuré à un pour cent près ce qui signifie qu’on peut déceler des liquides d’un volume cent fois moindre. C’est comme si on mesurait l’équateur à deux millimètres près ! Si l’on vous disait par exemple « la distance d’Oboyani à San Francisco est de quatorze mille cent soixante-huit kilomètres neuf cent quarante quatre mètres quinze centimètres trois millimètres », vous ne manqueriez pas de prier l’auteur d’une telle affirmation de cesser cette plaisanterie. Mais si un chimiste écrit des choses analogues, elles nous étonnent, certes, mais nous paraissent tout de même possibles. Les voilà bien les miracles palpables du siècle de l’atome !
Maintenant représentons-nous la façon dont on opère avec de telles quantités de matière. Les éprouvettes et les verres sont tellement petits qu’on doit les prendre avec des pincettes spéciales et non avec les doigts. Les divers instruments, tels qu’entonnoirs pour filtrage, baguettes pour le mélange des solutions, etc., sont tellement minuscules que, par comparaison, les fers forgés pour une puce par le héros du récit de Leskov paraissent énormes. Les liquides contenus dans ces récipients sont transvasés avec un soin méticuleux pour ne pas en perdre une seule goutte. Mais au fait, comment peut-on parler de gouttes ? Le volume d’une goutte n’est-il pas mille fois supérieur à celui de toute la solution ?
Examinons maintenant les balances nécessaires. Le fléau de quartz pur n’est pas plus épais qu’un cheveu. En réalité, la plupart des pièces de ces balances sont tellement fines et impondérables qu’elles sont pratiquement invisibles à l’œil nu. On ne saurait installer une telle balance dans une pièce car, même si on la plaçait sur le support le plus solide et le plus stable, elle serait soumise à de fortes oscillations. Que quelqu’un vienne à passer dans la rue longeant l’édifice où se trouve le laboratoire, la pesée s’en trouvera faussée de plusieurs décimales ; et si c’est un camion, les plateaux de la balance danseront la gigue !
Les balances de ce genre sont installées dans de profonds locaux souterrains. On s’en approche avec des précautions de funambule. Il n’est pas question d’élever la voix ou de gesticuler.
Toutes ces précautions sont nécessaires pour effectuer des pesées à 0,000001 près. Voilà ce que c’est que la sixième décimale et ce qu’elle coûte d’efforts aux chimistes !
Les chercheurs des éléments transuraniens doivent opérer avec des quantités de matière infinitésimales car les éléments artificiels obtenus lors du bombardement à l’aide de particules élémentaires des cibles appropriées se présentent en quantités si infimes que seules des méthodes de ce genre permettent de les déceler.