« Mais quoi ! dira-t-on. Puisqu’il en est ainsi, il faut s’y résigner ! »
C’était justement l’attitude des chimistes auparavant. En présence d’un phénomène du genre de l’instabilité d’un composé, ils se contentaient d’étouffer un soupir de déception en s’en prenant à la Nature.
Mais quand il s’agit d’éléments transuraniens, les chimistes modernes peuvent-ils « s’en prendre à Dieu ? » Il y eut certes des soupirs de regret ! Mais, dans un tel cas le lyrisme n’entre pas en ligne de compte.
Lorsque parut la première communication concernant le mendélévium (élément 101), la plupart des chimistes avec lesquels j’eus alors l’occasion d’en discuter furent unanimes à penser qu’il devait s’y être glissé une coquille puisque l’article en question informait le lecteur que l’élément 101 avait été identifié comme possédant 17 atomes. Tout le monde était d’accord pour estimer qu’un typographe distrait avait dû oublier de mettre à la suite du chiffre 17 un dix à une puissance quelconque. Il aurait dû y avoir 17 • 108, à la rigueur, 17 • 106 atomes, bien que, cette dernière quantité parût en réalité invraisemblablement faible. Pourquoi ? Mais ne serait-ce que parce qu’un cm3 d’air contient trois milliards de fois plus d’atomes que 17 • 106. S’il était donc déjà bien difficile d’imaginer une quantité de matière ne contenant que 17 millions d’atomes, que dire alors d’une autre n’en possédant que dix-sept ! C’était tout simplement inconcevable. Et pourtant la communication ne contenait pas d’erreur et nous avions tort d’incriminer le typographe.
Ce furent les propriétés radio-actives du mendélévium qui permirent de déceler sa présence en quantité aussi infime dans la matière de la cible soumise à un bombardement afin d’obtenir le 101e élément. De même que la vitesse initiale d’un obus lancé par un canon à longue portée diffère de celle d’une balle tirée par un fusil de petit calibre, les particules alpha émises par les divers éléments radio-actifs ont des énergies diverses. En déterminant l’énergie des particules alpha, on peut identifier avec certitude l’élément radio-actif dont elles sont issues.
Quant à enregistrer la désintégration même d’un seul atome, la chose ne présente pas maintenant de difficultés. On possède actuellement des appareils très sensibles aux phénomènes de désintégration radio-active qui permettent d’identifier les particules radio-actives émises lors de la désintégration d’un atome et d’en déterminer l’énergie et la charge. C’est précisément avec de tels appareils qu’on a découvert que le bombardement d’einsteinium à l’aide de particules alpha donnait naissance à des atomes du 101e élément.
En essayant d’obtenir le 102e élément, les savants savaient déjà que sa période de demi-désintégration ne dépassait pas quelques minutes.
On décida d’abord de bombarder du curium par des noyaux de carbone (96 + 6). On produisit donc des quantités appréciables de curium aux Etats-Unis. La cible — une mince couche de curium sur une plaque d’aluminium — fut préparée en Angleterre et ensuite, avec d’infinies précautions, transportée en Suède à l’Institut Nobel où elle fut soumise à un bombardement de noyaux de carbone.
On ne tenta même pas d’isoler le 102e élément de la cible. On observa simplement qu’à la suite du bombardement la cible émit plusieurs particules alpha d’une énergie jusqu’alors inconnue et ce seul fait permit d’annoncer la création d’un nouvel élément qui fut appelé nobélium, du nom de l’institut où avait eu lieu l’expérience.
Reprise aux Etats-Unis, l’opération ne confirma pas les résultats obtenus par les expérimentateurs suédois. Après avoir failli le faire, on hésita à placer le symbole No dans la case 102, et, finalement, on y renonça, la question demeurant en suspens.
En 1957 des savants soviétiques tentèrent, à leur tour, d’obtenir le 102e élément. A l’issue d’expériences qui durèrent cinq ans on apprit que le laboratoire de Flérov à l’Institut Unifié des recherches nucléaires avait réussi à obtenir près de 1 000 atomes de cet élément, dont les caractéristiques chimiques correspondaient totalement à l’élément 102 de la classification périodique. Ces derniers temps les physiciens soviétiques ont obtenu par synthèse l’élément 104.
Puis la classification périodique accueillit un nouvel élément qui prit place dans la case 103 sous le nom de lawrencium.
Les savants de différents pays des divers continents partagent la même pensée et le même désir : faire reculer aussi loin que possible les limites de la classification périodique et élargir le domaine des connaissances humaines.
Tandis que vous lisez ces lignes, des chercheurs en blouse blanche se penchent sur de nombreux appareils en suivant avec attention leurs indications. L’un des chimistes adresse à voix basse quelques paroles à ses collègues, en secouant la tête d’un air désolé, inscrit quelques lignes dans un grand registre dont la couverture porte : 105e, puis, se tournant vers ses collaborateurs, leur dit : « Choisissons des conditions différentes… »
Ou peut-être, à cette minute même, la chance vient-t-elle de sourire à ces chercheurs et les aiguilles indiquant les résultats recherchés viennent-elles de révéler la découverte du 105e élément.
Peut-être ! Et si ce n’est à cette minute, ce sera demain, ou dans un mois.
Mais le 105e élément sera sans aucun doute obtenu.
Une nouvelle famille
Je suis prêt à parier qu’aucun de mes lecteurs ne pourra répondre correctement à la question que je vais poser, question qui semble pourtant bien simple : quel est l’élément le mieux connu actuellement ? Le fer ? Non. Le chlore ? Non ! L’oxygène ? Non !!! Le sodium ? Non plus !
Les propriétés chimiques les mieux connues sont celles du… plutonium.
La réponse est certes inattendue ! J’en ai moi-même été tout étonné. Il est en effet surprenant qu’un élément que nous connaissons depuis vingt ans seulement ait fait l’objet d’études plus poussées que le fer par exemple que l’humanité connaissait déjà à l’aube de son développement. Oui, le plutonium, dont je doute qu’on ait obtenu plus d’une tonne depuis sa découverte, est mieux connu également que le silicium dont les réserves dans l’écorce terrestre atteignent un chiffre astronomique.
A une certaine époque le problème de l’obtention du plutonium présenta tellement d’importance que des centaines de laboratoires dans divers pays s’évertuèrent à le résoudre. Les recherches s’effectuèrent avec une rapidité étonnante, furent menées avec fièvre. Pour pouvoir isoler le plutonium — et d’une façon aussi complète que possible — des produits de désintégration que contenaient les réacteurs atomiques, il fallait d’abord se livrer à une étude approfondie de ses propriétés et de celles de ses nombreux composés. Divers laboratoires s’y consacraient. A la suite de la publication des résultats d’une grande partie des recherches, on s’aperçut que de nombreux savants étaient parvenus à des conclusions identiques par des voies différentes par leur principe.
Ainsi, nul aspect chimique du plutonium n’échappa aux investigations des chercheurs.
Quoique l’obtention d’éléments artificiels fût déjà surprenante par elle-même, les résultats de l’étude des propriétés des premiers éléments transuraniens provoquèrent un étonnement extrême. On s’aperçut que tous ces éléments possédaient des propriétés chimiques semblables, pouvant notamment tous donner en solution aqueuse des sels avec des métaux trivalents.