D’autre part, de nombreux éléments transuraniens présentent une similitude extrême avec l’uranium : il serait trop long et bien fastidieux d’énumérer les faits qui l’attestent.
On peut se poser une autre question : en quoi cette similitude pouvait-elle étonner les chimistes ? Ils se ressemblent, soit, mais l’affirmer n’est pas encore répondre à la question.
Que le lecteur se donne la peine de masquer à l’aide d’une feuille de papier le groupe d’éléments désigné dans la classification périodique sous le nom d’actinides (la raison de cette appellation sera bientôt fournie). Le tableau de Mendéléev présente alors exactement l’aspect qu’il avait à la fin des années 40, à l’époque où l’on ne savait encore rien des éléments transuraniens artificiels. Représentons-nous la façon dont le chimiste se servait de ce tableau. Qu’aurait-il pu dire des propriétés de l’élément 93 qui n’existait pas encore ? Il aurait pu tenir à peu près le raisonnement suivant : « Si on découvre un jour l’élément 93 ou si on l’obtient artificiellement, il sera placé dans le septième groupe de la classification périodique, sous le rhénium. Le 93e élément doit donc posséder des propriétés semblables à celles du rhénium, tout comme celui-ci ressemble au technécium et au manganèse. »
Le même chimiste aurait pu prédire avec une égale assurance que le 94e élément serait proche de l’osmium, puisque sa case serait placée sous cet élément, dans le groupe 8.
Et pourtant rien de ceci ne s’avéra exact. Les éléments transuraniens ne sont nullement semblables à leurs analogues présumés. Par contre, ils se ressemblent entre eux sinon comme des jumeaux, du moins comme des frères. Or, ces éléments sont effectivement des frères, tant par leur naissance que par leur communauté d’esprit, si l’on peut dire, ou plutôt de propriétés chimiques.
Le lecteur a déjà remarqué sans doute que la case de l’élément 56 est suivie d’une autre contenant à elle seule les numéros allant de 57 à 71. Quinze éléments dans la même case!
Ou, pour être plus exact, 15 cases dans une seule. A quoi cela est-il dû ?
On sait que la couche externe des électrons de l’atome de tout élément de la classification périodique diffère de la couche correspondante de l’atome des éléments voisins. Ainsi la couche externe de l’atome de lithium possède un seul électron, le nombre d’électrons étant de deux dans le cas du béryllium et de trois dans celui du bore, etc.
C’est précisément de ce nombre d’électrons dans la couche externe que dépendent les propriétés chimiques d’un élément. Considérons par exemple le lanthane, premier membre de la famille des lanthanides comprenant les éléments qui lui sont similaires. La couche externe de l’atome de lanthane contient trois électrons, aussi est-il trivalent. Il semblerait que l’atome de l’élément suivant le lanthane, le cérium, contienne quatre électrons dans sa couche externe. Or, il n’en a que trois, comme le lanthane. Qu’est devenu ce quatrième électron ? Il se trouve dans l’une des couches internes. Il en est de même pour les lanthanides suivants. Tous, le praséodyme, le néodyme, le prométhium et jusqu’à l’élément 71 inclus, ont trois électrons dans la couche externe et ce sont les couches internes qui reçoivent les électrons supplémentaires. D’où la grande similitude des propriétés chimiques et physiques de ces 15 éléments.
Il en est de même pour les éléments qui suivent l’actinium. Dans le cas du thorium — voisin de l’actinium — c’est également non pas la couche externe mais l’une des couches internes qui reçoit les électrons supplémentaires. De même pour le protactinium, l’uranium et tous les éléments transuraniens obtenus à ce jour. Voilà pourquoi, suivant l’exemple des lanthanides, les éléments transuraniens forment la famille des actinides avec l’uranium, le protactinium et l’actinium. Ainsi, une seconde case multiple, comprenant les éléments 89 à 103 inclus, est apparue dans la classification périodique.
On peut déjà dire avec une certitude absolue que le dernier membre de la famille des actinides est le 103e élément, et que le 104e figure lans le IVe groupe du tableau périodique.
On peut même affirmer que la couche éléctronique de cet élément est similaire à celle du hafnium. Il n’est nullement besoin d’être prophète pour parvenir à une telle conclusion : il suffit de regarder la classification périodique.
Dans les laboratoires de la nature
Lorsque les propriétés des premiers éléments transuraniens furent connues, on comprit pourquoi on n’avait pas réussi à les trouver dans la nature. Les périodes de demi-désintégration, même des plus stables d’entre eux, sont tellement brèves par rapport à l’âge de notre planète qu’ils ont eu tout le temps de se désintégrer.
Si les savants acceptaient toutes les affirmations sans preuves, il est probable que nombre des remarquables découvertes dont notre époque est féconde n’auraient jamais eu lieu. Des questions se sont immédiatement présentées. D’abord, ne serait-il pas possible de découvrir les éléments transuraniens en dehors de notre planète, dans l’atmosphère des étoiles, puisque les particularités du spectre de ces éléments nous sont connues ? D’autre part, pourquoi certains des éléments transuraniens ne se formeraient-ils pas actuellement dans la nature, ne serait-ce qu’en quantités infimes ?
A propos de la première interrogation, rappelons une fois de plus l’extrême sensibilité des méthodes de recherche spectroscopiques qui permirent la découverte de l’hélium, d’abord sur le Soleil et ensuite sur la Terre. Or, la spectroscopie ne décela dans l’Univers aucune trace de plutonium ou d’autres éléments transuraniens. Les autres méthodes de recherche confirmèrent ce résultat négatif.
La réponse à cette première question nous vint de la source la plus inattendue. Ce furent les … historiens qui nous aidèrent à la trouver. La chimie, elle, a rendu bien des services aux historiens, aux archéologues surtout : tantôt pour déterminer la composition de quelque alliage très ancien, tantôt pour analyser une encre afin d’établir l’âge d’un manuscrit. Mais que les historiens aident les chimistes, cela ne s’était probablement encore jamais vu. La chose mérite d’être racontée en détail, d’autant plus qu’il faut remonter assez loin dans l’histoire.
Le 4 juillet 1054. Ce jour-là ou plutôt cette nuit-là, Ma Touan-lin, un astronome de l’observatoire du Grand Dragon à Pékin, avait pris place à son poste d’observation habituel sur la plate forme centrale. Il y passa un certain temps à observer soigneusement les étoiles et, s’assurant que leur position correspondait exactement à la normale, il se prépara à écrire dans un gros registre dans lequel il consignait ses calculs depuis de nombreuses années. Mais son pinceau ne parvint pas au flacon d’encre, sa main s’immobilisant à mi-chemin. Ma Touan-lin venait brusquement de remarquer, presque au zénith, une étoile assez brillante qui hier encore ne s’y trouvait pas. Il n’en était fait mention dans aucun des livres anciens dont le contenu était familier à Ma Touan-lin, car il était fort savant. Le jour suivant, l’étoile fit son apparition dans le ciel bien avant le coucher du soleil. Les rues étaient pleines de gens qui discutaient avec animation de cet événement sans précédent.
Dans ses notes, Ma Touan-lin nomma fort judicieusement cette étoile l’Invitée. De jour en jour la clarté de l’Invitée devenait plus intense. Deux mois plus tard elle brillait déjà d’un éclat plus vif que la Lune. Les enfants doués d’une vue perçante la distinguaient même en plein jour malgré les rayons du soleil. On peut maintenant aisément en déduire que si ces faits sont exacts (et il n’y a absolument aucune raison de mettre en doute la véracité des notes de Ma Touan-lin), la luminosité de la nouvelle étoile devait être de 600 millions de fois celle du soleil.