Y a-t-il une limite au nombre des éléments ?
Je me proposais de commencer ce chapitre d’une tout autre façon. Je l’avais même déjà écrit. Appelez cela une coïncidence ou comme vous voudrez, mais trois jours plus tard, j’eus l’occasion de discuter pendant plusieurs heures de la question de savoir s’il existe une limite au nombre des éléments. J’avais été invité à participer à des débats consacrés à un nouveau roman de science-fiction, débats qui se déroulaient dans une bibliothèque pour la jeunesse où étaient rassemblés de nombreux enfants.
Le roman ressemblait à beaucoup d’autres. Il comprenait un professeur (à barbiche) qui appelait tout le monde « mon cher », un jeune savant licencié ès sciences (avec une mèche rebelle sur le front), disciple du professeur, et la jeune assistante de ce dernier. Evidemment, il y avait un peu d’amour, mais seulement pour la forme. Léonide était le personnage central, un jeune je-sais-tout déluré qui avait enfreint les injonctions de ses parents pour suivre le professeur et ses disciples dans une expédition géologique.
L’auteur obligeait l’expédition à traverser un incendie de forêt, lui faisait prendre un bon bain forcé dans un marais glacé, rencontrer un pangolin d’une espèce mystérieuse et, après des aventures plus ou moins heureuses, conduisait ses personnages à un lac étrange perdu dans des montagnes reculées. Ce lac paraissait tout à fait ordinaire mais à la place d’eau, il était plein d’un métal liquide inconnu. Et là commençait l’énigme. Ce métal était vingt fois plus lourd que le mercure (autrement dit sa densité devait être d’environ 260!); il ne formait de composés avec aucune matière connue. A chaud il s’opposait au passage du courant électrique, par contre à froid il devenait un conducteur parfait. Le jeune Léonide, qui avait eu la malencontreuse idée de se baigner dans le lac, était tombé gravement malade prouvant ainsi une fois de plus au lecteur à quel point il est répréhensible de désobéir aux grandes personnes.
Le vétilleux professeur qui, comme il sied aux professeurs de roman, savait tout, n’eut aucune peine à déterminer, sans l’aide du moindre appareil, que le métal inconnu était l’élément 150, mystérieusement conservé sur la Terre.
Le roman se terminait par un retour triomphal en avion, une noce, etc.
Je ne me rappelle plus ce que dirent les orateurs des mérites littéraires du livre, car il s’éleva très rapidement une discussion : l’auteur avait-il le droit de supposer l’existence sur notre Planète du 150e élément ? Lorsqu’on me posa la question, je répondis évasivement qu’un auteur de romans, surtout de science-fiction, était en droit de supposer tout ce qu’il voulait, mais que néanmoins il importait de faire une distinction entre l’imagination et la fiction pure et simple. On exigea de moi une réponse plus précise et on me demanda combien d’éléments nouveaux pouvaient encore être découverts. Je répondis à peu près ainsi :
D’après ce qu’on sait des éléments transuraniens déjà obtenus, il est évident que plus leur numéro d’ordre est élevé, plus leur période de demi-désintégration diminue rapidement. Rappelons que si la période de demi-désintégration du plutonium est de plusieurs dizaines de millions d’années, celle du 102e élément n’est que de quelques secondes.
D’autre part, il est important que chez les éléments transuraniens il se produise outre une désintégration radio-active — émission de particules alpha ou bêta —, une fission spontanée du noyau. Au cours de cette fission, au lieu d’émettre une particule alpha et bêta, le noyau se scinde en deux. Dans le cas d’éléments radioactifs naturels, la période de demi-désintégration de la fission spontanée est excessivement longue. Ainsi, pour le thorium, elle est de 1021 années (à titre de comparaison, indiquons que notre planète existe depuis environ 5 • 109 années). La période de demi-désintégration de la fission spontanée des éléments transuraniens est considérablement plus réduite. Pour le fermium, elle n’est que de 12 heures. On a cependant calculé que pour un certain nombre d’autres éléments suivant le 102e, la période de demi-désintégration de la fission spontanée devait être plus courte que la période de demi-désintégration ordinaire. Aussi existe-t-il une probabilité d’obtenir les éléments 103, 104 et peut-être 105.
Dans un avenir proche nous saurons s’il est possible d’obtenir les éléments à numéros d’ordre supérieurs.
Il faut néanmoins se garder d’en conclure que les recherches tendant à découvrir de nouveaux éléments artificiels touchent à leur fin. Au contraire, elles n’en sont qu’à leur début. Pourquoi ? Avant de répondre à cette question, il convient d’en poser une autre : quelle est la structure des atomes de tous les éléments du tableau de Mendéléev ?
« Curieuse question, penseront de nombreux lecteurs, chacun sait que tous les atomes comprennent un noyau à charge positive formé de protons et de neutrons autour duquel gravitent des électrons négatifs. »
Il en est certes effectivement ainsi. Mais cet arrangement est-il le seul possible ? Imaginons un atome dont le noyau, au lieu de contenir des protons à charge positive, serait formé d’antiprotons négatifs, et dont les électrons seraient remplacés par des particules positives de même masse. On sait d’ailleurs que des particules de ce genre existent. Considérons l’atome d’un antiélément. Quelles seront les propriétés d’un tel élément ? Qui osera les prédire ? ! Le fait est que, théoriquement, la création d’un tel élément est parfaitement possible.
Et que se passera-t-il si l’on remplace un ou plusieurs électrons des éléments « ordinaires » par des particules à charge négative plus lourdes que l’électron ? De telles particules sont également connues. Et quelles seront les propriétés d’un élément dans lequel une partie des protons du noyau aura été remplacée par d’autres particules à charge positive ?
Comme on le voit, nous avons déjà rassemblé une demi-page de questions, et non pas des questions oiseuses. Depuis plusieurs années elles sont cause de recherches théoriques et expérimentales. Cependant, pour l’instant, celles-ci n’ont pas eu grand résultat.
Ainsi, la science que nous appelions fort justement l’alchimie du XXe siècle n’en est encore qu’au début de sa glorieuse existence. Quant aux jeunes qui désireraient devenir alchimistes (sans guillemets), on peut leur garantir un travail plein de recherches passionnantes, comme dans toute activité véritablement scientifique.
DU GRAND DANS DU PETIT
Qu’y a-t-il de commun ?
Commençons par deux histoires.
Sur les cartes de visite d’Eugène O’Winstern, en lettres d’or, s’étalait le mot « négociant ». Les pilotes du port, parfaitement au courant de la véritable activité d’O’Winstern et peu habitués aux bonnes manières, l’appelaient « mercanti », terme quelque peu désobligeant mais certainement plus juste. Le même souci de justice nous conduit à ajouter qu’Eugène O’Winstern ne brillait pas par son intelligence. Il est vrai qu’il compensait cette lacune par son effronterie. C’était d’ailleurs la seule chose dont le « négociant » londonien disposât encore en 1937, car sa dernière opération, l’achat de blé canadien sur pied, lui avait coûté toute sa fortune.
Voilà pourquoi O’Winstern avait décidé de se rendre en Inde avec un chargement de machines-outils, comptant bien que leur vente lui permettrait de renflouer ses finances. Eugène ne comprenait pas grand-chose aux machines-outils mais il en savait encore moins sur l’Inde. A vrai dire, à part qu’on en importe des bananes et la malaria, le « négociant » ne connaissait rien de l’immense pays vers lequel il naviguait avec son chargement.