Il serait superflu de décrire les premières impressions d’Eugène O’Winstern en débarquant en Inde. Notre but en présentant ce personnage n’est certainement pas de familiariser le lecteur avec les bars et les bureaux de Bombay ; or, notre héros ne fréquentait aucun autre lieu. Aussi, allons-nous dire d’emblée ce qu’il vit dans la cour de la gare de marchandises de Delhi.
Le spectacle était désolant. Quand la petite équipe de débardeurs eut déchargé la première machine-outil d’un wagon, O’Winstern s’aperçut immédiatement que de toutes les fentes de la caisse s’échappait un liquide brun. Inquiet, le « négociant » donna immédiatement l’ordre d’ouvrir la caisse : seule l’épithète pitoyable peut qualifier ce qui s’offrit alors à sa vue.
Les machines-outils n’étaient plus qu’un amas de ferraille. La rouille formait sur les parties métalliques une couche tellement épaisse qu’on les aurait crues recouvertes de neige brune.
Eugène O’Winstern se précipita vers une des machines-outils, saisit une pièce mais celle-ci se détacha aussitôt et tomba à terre avec un bruit mat. Quand on eut déballé les vingt autres caisses, on put voir que l’état des autres machines n’était guère plus brillant.
Qui ou quoi blâmer ? L’ignorance crasse d’O’Winstern qui ne savait même pas que des objets métalliques destinés à un long transport devaient préalablement être enduits d’une épaisse couche de graisse ? Le chef du service des transports de marchandises par voie ferrée de l’Inde, par la faute duquel les machines-outils étaient restées deux mois à traîner dans le port de Bombay en attendant d’être expédiées sur Delhi ? L’air indien chaud et humide à en être gluant ?
Eh bien, non, l’infortuné « négociant » s’en prit plus directement à l’associé de son « négoce », c’est-à-dire à Dieu. Proférant à l’adresse du Seigneur des malédictions capables de frapper d’embolie le missionnaire le plus flegmatique, Eugène ne cessait de flâner à travers la ville en attendant que de la résidence du gouverneur lui parvienne la réponse dans lequel il sollicitait l’octroi d’une allocation de rapatriement.
Au cours d’une de ces promenades l’attention d’O’Winstern fut attirée par la célèbre colonne de Delhi. L’énorme obélisque, entouré de croyants, se dressait au centre d’une grande place. Pour passer le temps, Eugène se fraya un chemin parmi la foule des Hindous marmottant des prières sans fin et jeta un regard distrait sur la colonne. A force d’y appliquer leurs lèvres, les croyants avaient fini par en polir la base qui avait pris un ton mat, tandis que la partie supérieure était lisse comme une table d’apparat. O’Winstern posa son doigt sur la colonne… puis la frappa de la paume et… du poing. La colonne était en fer. Oui, il ne pouvait y avoir aucun doute là-dessus, elle était en fer ! Mais, comment diable le métal s’y conservait-il intact ?
Les Indiens avaient dû ajouter quelque chose à l’alliage ? Mais quoi ?
La réponse à cette dernière question, le « négociant » londonien tenta vainement de l’obtenir au cours de la semaine qui suivit. Mais quand il reçut sa modeste allocation et un billet pour un bateau en partance pour Londres quatre jours plus tard, Eugène se décida.
La nuit même, il se procura une scie à métaux et, tremblant de peur, scia un petit morceau de fer de la base de la colonne et le dissimula tout au fond de son sac de voyage. Il pensait qu’à Londres on ne manquerait pas de l’aider à découvrir en quoi était faite la colonne, quelle était la substance qu’on y avait ajoutée et qui empêchait le fer de rouiller !
Six semaines plus tard, O’Winstern expédiait le morceau de fer à un laboratoire londonien en vue d’analyse. L’échantillon était accompagné d’une lettre qu’Eugène rédigea en des termes dont l’astuce le surprit lui-même : il priait le laboratoire d’analyser un échantillon du fer qu’il se proposait d’utiliser pour son coffre-fort.
Lorsque, au lieu de l’analyse attendue, O’Winstern reçut une invitation à se présenter au laboratoire, il se tint sur ses gardes : évidemment on chercherait à savoir où il s’était procuré cet alliage remarquable ; mais on ne l’aurait pas, il garderait le silence.
Or, le chef du laboratoire, le professeur Hall, un homme chétif et portant lunettes, se confondit en excuses devant O’Winstern tout éberlué par cette amabilité inouïe et demanda à l’honorable gentleman où il s’était procuré un échantillon de fer d’une pureté aussi extraordinaire. Le professeur ajouta qu’il effectuait des analyses depuis déjà trente ans, mais que c’était la première fois qu’il avait affaire à un échantillon ne contenant pas la moindre impureté, le fer étant pur, ab-so-lu-ment pur.
Son espoir d’entreprendre la fabrication d’alliages capables de résister au climat humide de l’Inde ayant été réduit à néant, Eugène s’occupa d’achat et vente d’articles de contrebande, ce qui lui valut d’échouer rapidement en prison.
Quant au professeur Hall, il communiqua lors de l’une des séances du conseil de son institut les résultats de l’analyse d’un échantillon de fer d’origine inconnue dans lequel il n’avait pas réussi à trouver d’impuretés, ce fer étant pur, ab-so-lu-ment pur !
Dans les années vingt, au monastère de Kiévo-Pétchorskaïa Lavra, apparut un certain père Jonas. La renommée de ce moine au nom biblique et à la barbe vénérable s’étendit bientôt à tout Kiev et à de nombreuses lieues alentour. Ainsi que l’annonçaient en caractères ornés des avis affichés aux portes du monastère, le père Jonas soignait quotidiennement les fidèles atteints de « maux internes », à l’aide d’eau qu’il avait bénite de ses propres mains.
Les propriétés « médicinales » de cette eau attiraient des dizaines de malades et bientôt, aux heures de consultation du père Jonas, la cour du monastère vint à ressembler au célèbre marché bessarabien de Kiev aux heures d’affluence.
La publicité faite par les Saints pères attira au monastère même certains malades n’ayant encore jamais eu affaire à la religion.
Ce succès obligea la rédaction du journal komsomol à s’intéresser au nouveau guérisseur. C’est pourquoi, un jour d’avril, parmi les malades massés autour du monastère, se trouvait Nicolas Karlychev, un collaborateur du journal. Nicolas était venu là sans but défini. Il avait d’abord décidé d’observer simplement les malades et, par la même occasion, le faiseur de miracles. Mais quand le célèbre guérisseur eut fait son apparition parmi la foule, qu’il bénit d’un large geste de la main, Nicolas eut une idée : pourquoi ne se dirait-il pas malade lui aussi ? Ce qu’il fit sur-le-champ. Se courbant bien bas et gémissant exagérément, Karlychev prit place dans la longue file d’attente. En approchant du père Jonas, Nicolas, comme tout le monde, baisa, ou plutôt fit semblant de baiser, la main du faiseur de miracles, et après avoir reçu sa bénédiction et un petit flacon d’eau bénite, prit de nouveau place dans la colonne. Ce jour-là, Karlychev obtint trois flacons d’eau. Le lendemain il en obtint quatre et les jours suivants cinq encore. Il possédait donc maintenant 12 flacons d’« eau à propriétés curatives », soit un litre en tout.
Nicolas alla porter son butin au professeur Bobrychev, un célèbre spécialiste de Kiev des maladies internes. Le professeur examina l’eau « sacrée » à la lumière, la goûta et déclara catégoriquement qu’elle provenait du Dniepr et ne contenait rien d’autre de plus que la « grâce de Dieu ».
Tout ceci ne prit pas plus d’une demi-heure au professeur, mais Karlychev passa les trois heures suivantes à le convaincre d’essayer l’eau sur l’un de ses malades. Bobrychev refusait énergiquement, alléguant que l’absorption d’eau du Dniepr ne pouvait produire le moindre effet. Mais Nicolas insistait, désirant s’assurer le témoignage d’une aussi haute compétence que Bobrychev pour renforcer sa thèse sur l’entière inefficacité de l’eau sacrée. Après trois heures, Bobrychev, jetant un regard impatient sur sa montre, finit par donner son accord.