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Comme on le voit, il y avait là de quoi être troublé. D’une part, il y avait l’énorme masse de faits accumulés par de nombreuses générations de milliers de chimistes ; d’autre part, un fait absolument patent qui avait été observé et reproduit plus d’une fois en laboratoire. Que fallait-il donc croire ? Chaque corps possède-t-il effectivement des propriétés bien définies ? D’ailleurs, si une substance soumise à dessiccation contient une certaine humidité il ne s’agit plus d’une substance isolée. Mais pourquoi tous les chercheurs avaient-ils toujours obtenu lès mêmes valeurs pour les propriétés du benzène par exemple, et que seule une dessiccation d’une durée de plusieurs années entraînait un changement de propriétés ? Les questions ne manquaient pas…

Il convient de se pencher sur tous ces faits d’une façon systématique et de voir ce qu’il y a de clair.

Pas grand-chose à vrai dire. Il est indéniable que les phénomènes décrits plus haut sont dus à l’élimination d’humidité, puisqu’ils sont produits par le pentoxyde de phosphore ou d’autres substances du même genre possédant une grande avidité pour l’eau. Ceci est attesté par le fait suivant : si on laisse les substances déshydratées au contact de l’air, ne fût-ce que pour cinq minutes, leur température d’ébullition se met à décroître rapidement pour revenir à la normale (est-elle vraiment normale, peut-être la température la plus élevée est normale ?…). Cela est dû à l’absorption rapide par ces liquides de l’humidité de l’air, car si les liquides déshydratés sont placés dans une atmosphère privée d’eau, ils conservent leurs propriétés.

En outre, on voit maintenant la raison pour laquelle le phénomène appelé par Baker « effet de dessiccation » dépendait d’une déshydratation aussi prolongée (cinq, voire neuf ans !). D’après l’une des plus importantes lois de la chimie, la loi d’action de masse, la vitesse d’une réaction chimique est proportionnelle à la concentration des réactifs.

Quelle pouvait donc être la concentration initiale d’eau dans le benzène mélangé à du pentoxyde de phosphore ? C’est difficile à préciser, mais guère plus d’un millième pour cent. La dessiccation provoquait une diminution de cette quantité, rapide pour commencer, puis de plus en plus lente, le pourcentage tombant successivement à un millionième pour cent, un dix millionième, un cent millionième… Il s’ensuivait un ralentissement de la réaction entre le pentoxyde de phosphore et l’eau contenue dans le benzène. Un cent millionième pour cent… L’introduction d’une quantité aussi infime dans le produit déterminant la vitesse de la déshydratation donne un résultat évidemment très faible.

Voilà pourquoi des années sont nécessaires à la déshydratation complète du benzène et d’autres liquides.

Ainsi, certains aspects des phénomènes observés par Baker devenaient compréhensibles ou presque. Mais toutes les questions énumérées précédemment restaient sans réponses. Le plus grave était qu’on ne savait pas du tout de quel côté il convenait de les chercher.

C’est alors qu’on se mit à parler de « sensation ». Pour qu’il y ait sensation, il n’est pas indispensable que les journaux portent d’énormes manchettes et que les vendeurs s’égosillent à tous les coins de rues. La sensation peut prendre la forme de questions posées par les auditeurs d’un exposé scientifique étonnés, de chuchotements significatifs de la part des collègues, du ton particulièrement nerveux des articles consacrés à la découverte sensationnelle en question. A vrai dire, des circonstances même aussi exceptionnelles ne justifiaient pas tant d’émoi.

Dans les établissements où s’imprimaient les sévères revues scientifiques, celles qui ouvraient leurs colonnes à la polémique soulevée autour de la découverte de Baker appartenaient précisément à cette catégorie, le caractère typographique le moins employé était sans doute jusqu’ici le point d’exclamation car il n’est pas de bon ton de se laisser aller à l’émotion dans des écrits scientifiques. Le lecteur peut consulter n’importe quel tome des comptes rendus de la Société de chimie britannique, qui publia en son temps les principaux articles de Baker, la collection 1928 par exemple. Je suis absolument certain qu’il aura beau chercher, il ne trouvera pas un seul point d’exclamation dans cette volumineuse collection pesant dans les cinq kilos. Aussi peut-on aisément imaginer la consternation des ouvriers typographes chargés de la composition des articles consacrés à la discussion de « l’effet de dessiccation ». Les pages de certains d’entre eux fourmillaient littéralement de points d’exclamation. Les pauvres typographes ne savaient plus où se procurer en nombre suffisant ces caractères devenus soudain si précieux.

Un auteur particulièrement expansif crut devoir terminer son article par un mot signifiant « délire », ou quelque chose d’approchant, suivi de quatre points d’exclamation !

Personnellement, je n’ai pas eu l’occasion depuis de retrouver dans des revues scientifiques d’autres articles contenant des jugements et des épithètes aussi catégoriques et définitifs que « supergénial » et « superficiel », « génie » et « médiocre », « sagacité » et « spéculation », etc.

Il est bien compréhensible que les résultats des expériences de Baker aient provoqué un étonnement et une polémique aussi intenses parmi les savants des années 20. Même actuellement, plus de quarante ans après cette découverte, le lecteur se demande sans doute pourquoi la présence d’une insignifiante quantité d’eau exerce une influence aussi magique.

On comprend également pourquoi cette découverte causa une telle sensation et pourquoi elle fut si vite oubliée. En effet, peu de chimistes se hasardèrent à répéter ces expériences : il en faut de la patience pour mener à bien des recherches nécessitant neuf ans ! Mais les chimistes sont légion. Aussi se trouva-t-il tout de même des enthousiastes qui, tranquillement et sans fougue polémique, tentèrent de vérifier les données expérimentales du savant anglais.

Quelques années plus tard…

Quelques années plus tard, un certain nombre de travaux consacrés à « l’effet de dessiccation » firent leur apparition dans l’immense océan des écrits de chimie. Certains détails furent précisés ; or, dans la science il n’est rien d’aussi important que les détails !

Comme il aurait été plutôt ennuyeux d’attendre plusieurs années avant d’obtenir le mystérieux effet provoqué par une dessiccation complète, le chimiste d’Amsterdam Smits s’efforça de réduire ce délai. Il fallait que la substance initiale à déshydrater contienne déjà le moins d’eau possible. Smits établit que la majeure partie de l’eau se trouvant dans la substance à déshydrater provenait des microscopiques tubes capillaires dans le verre des récipients renfermant ces liquides. Les méthodes de déshydratation habituelles sont incapables d’éliminer l’eau de ces tubes capillaires, aussi Smits consacra-t-il un certain nombre d’articles à décrire un subtil procédé permettant d’éliminer les tubes capillaires du verre des récipients et de pomper l’air contenant l’eau d’évaporation. Les efforts des expérimentateurs furent couronnés de succès : ils réussirent à réduire sensiblement la quantité d’eau présente dans la substance à déshydrater. On ne sait pas exactement de combien : à l’époque les chimistes n’en étaient qu’à la sixième décimale et ne pouvaient donc mesurer des quantités d’eau aussi infimes. Mais l’important c’est qu’ils étaient parvenus à réduire la durée nécessaire à l’obtention de « l’effet de dessiccation » à un an et même, dans certains cas, à neuf mois.