Un autre chimiste, Meili, prouva que le temps nécessaire à la déshydratation pouvait être considérablement réduit si on conservait à une température élevée les récipients hermétiquement clos contenant les substances en contact avec du pentoxide de phosphore. L’idée était excellente puisque, comme on le sait, une élévation de température accélère les réactions chimiques.
Tels sont donc les deux petits courants de travaux consacrés aux substances extra-pures que j’ai réussi à découvrir dans le vaste océan des écrits de chimie de l’époque. Ces deux courants persistèrent pendant quelque temps puis disparurent. Il n’en subsista que trois ou quatre articles. Des expériences aussi longues avaient probablement fini par lasser même les plus enthousiastes.
Survint une pause d’une certaine durée. Puis en 1924 parut enfin un nouvel article consacré aux substances extra-pures ! Il était signé du même Smits. L’« effet de dessiccation » possède indéniablement la faculté de rendre les savants lyriques. En consultant cet article on a la sensation d’être en présence d’un journal intime. Oui, un journal intime dans un registre de travaux de chimie, avec des dates et même des heures. Un journal où l’auteur transcrit les émotions qu’il a ressenties à l’occasion de ses expériences, parle de ses déceptions et de ses joies.
L’article est consacré au problème suivant : la température d’ébullition des liquides soumis à la déshydratation s’élève-t-elle d’un seul coup, d’un bond, ou bien graduellement, à mesure qu’on élimine l’humidité ?
On prit du benzène soigneusement purifié. La description de sa déshydratation, même dans le langage sobre et précis des chimistes, occupe près de deux pages et nous la laisserons de côté. Au début de l’expérience la température d’ébullition du benzène, comme tous les benzènes du monde entier, était de 80°. Le 2 juin 1923 le liquide fut versé dans un appareil spécial qui fut ensuite hermétiquement clos et dans lequel la distillation s’effectuait d’un vase à un autre en l’absence d’air, le liquide étant constamment en contact avec du pentoxyde de phosphore.
Le 25 août la température d’ébullition du benzène atteignait déjà 81°,5 et le 23 février 1924 (près de neuf mois après le début de la déshydratation), 87°. Tout se déroulait on ne peut mieux. Mais ce jour-là il se produisit un événement fâcheux : l’expérimentateur laissa malencontreusement choir sa pipe sur le matras, et bien que ce ne fût pas l’une de ces énormes pipes de marin dont se servaient à l’occasion les matelots ivres pour se briser mutuellement le crâne dans les cabarets d’Amsterdam, mais une simple pipe de bruyère, le matras contenant le benzène n’en fut pas moins fêlé. La fêlure était à peine visible et elle fut d’ailleurs rapidement obstruée, mais ces quelques minutes suffirent pour qu’une infime quantité d’air humide pénétrât dans le matras. L’expérience subissait un contretemps : le thermomètre indiquait à nouveau 80°.
Cependant, les recherches se poursuivirent. Un mois après le jour néfaste, la température d’ébullition du benzène s’était déjà élevée d’un degré et demi. Un mois plus tard elle avait encore monte de trois degrés, pour finalement, un an après, atteindre l’intervalle 86°,6 et 87°,7. L’expérience fut alors interrompue bien que sa continuation eût permis de faire monter la température d’ébullition du benzène jusqu’à 106°, c’est-à-dire la température atteinte par Baker, et peut-être même davantage.
Nous ne devons pas oublier le problème qui tourmentait Baker et ses quelques continuateurs : pourquoi la présence d’une quantité d’eau infime au point de ne pouvoir être exprimée par un chiffre si petit soit-il exerçait-elle une influence aussi étonnante sur les propriétés des substances ?
Toutes les expériences dépendaient plus ou moins de la solution de ce problème. Mais les années passaient et les chercheurs n’en savaient pas plus sur ce point qu’en 1913, année de la découverte de « l’effet de dessiccation ». La seule différence était qu’à présent l’étonnement s’était un peu émoussé.
Cependant, après que les chercheurs eurent gravi quelques gradins de plus, lorsque plusieurs articles supplémentaires parurent, on commença à entrevoir la solution de l’énigme.
Encore quelques gradins
Dans l’un de ses aphorismes, Kozma Proutkov [3] affirme qu’il est utile d’observer les ondes concentriques qui se forment à la surface de l’eau lorsqu’on y jette une pierre. Je ne saurais dire exactement quelle utilité le spirituel personnage imaginaire y trouvait, mais je puis confirmer que, dans une situation similaire, un chercheur sut tirer des conclusions bien intéressantes. Sans doute observa-t-il non pas des ondes concentriques mais les bulles montant à la surface d’un liquide soumis à ébullition. Le fait important, en l’occurrence, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un liquide ordinaire mais d’hexane (carbure saturé С6Н14) qui avait été soumis à une déshydratation de plusieurs années.
La température d’ébullition de cet hexane extra-sec et extra-pur était de 82°, celle de l’hexane « ordinaire » étant 69°. Cette différence de température ne causa aucune surprise car le fait était déjà bien connu. Ce fut le processus même de l’ébullition et de la distillation qui étonna.
L’ébullition et la distillation des liquides ordinaires se déroulent d’une façon très simple et parfaitement claire : la température de tout le volume du liquide s’élève d’abord lentement puis, à une certaine température (température d’ébullition), commence sa distillation qui se poursuit d’ailleurs exactement à cette température d’ébullition jusqu’à la disparition complète de la substance.
Pour les substances extra-pures, les choses se passaient bien différemment. L’hexane, par exemple : les premiers signes d’ébullition se manifestèrent à 79°, mais, bien que le liquide fût déjà en ébullition, sa température continua à monter lentement jusqu’à 82° et c’est à cette dernière que se distilla la plus grande partie de l’hexane.
Une ébullition de ce genre, dans un intervalle de températures plus ou moins large, s’observe lorsque l’on chauffe un mélange de liquides. Donc… l’hexane soumis à la distillation était également un mélange de liquides ? Mais il était absolument évident que le matras utilisé pour la distillation contenait de l’hexane excessivement pur, d’un degré de pureté jamais encore obtenu !
Or, tous les liquides extra-purs se comportaient de la même façon. Ils commençaient à bouillir non pas à une température bien précise mais dans un intervalle de températures plus ou moins large. Fallait-il en conclure que cet hexane extra-pur était en réalité un mélange d’hexanes ? C’était à nouveau l’impasse !
De plus, d’autres faits bien curieux furent découverts. On s’aperçut par exemple que les substances soumises à une déshydratation méticuleuse et prolongée subissaient d’autres changements que ceux de leurs températures d’ébullition et de fusion, changements qui affectaient la presque totalité de leurs propriétés physiques : indice de réfraction, tension superficielle, chaleur d’évaporation, etc.
Est-il nécessaire de dire que les nouveaux faits ajoutèrent beaucoup de points d’interrogation nouveaux à ceux que soulevait déjà ce problème ?
L’expérience suivante dans le domaine de « l’effet de dessiccation » permit aux chimistes de pousser un premier soupir de soulagement.
On détermina la densité de vapeur des substances soumises à une déshydratation prolongée. Or, connaissant cette densité, il ne faut pas plus de deux minutes à n’importe quel élève de seconde pour déterminer le poids moléculaire de la substance à l’état de vapeur. Ces calculs révélèrent que dans tous les cas les poids moléculaires des liquides extra-purs dépassaient les valeurs théoriques. C’est ainsi que pour le poids moléculaire de l’éther (С2Н5)2О on obtint 170. Or, la somme des poids atomiques de tous les atomes d’une molécule d’éther est 12 X 4 + + 10+ 16 = 74. Il s’ensuit donc que les molécules d’éther se rassemblent par groupes de deux ou trois molécules.
3
Pseudonyme d’un groupe d’écrivains russes du XIXe siècle qui publièrent collectivement un recueil d’aphorismes célèbres.