Ainsi donc, qu’elle soit utile ou néfaste, l’influence de quantités infimes d’impuretés sur les propriétés physiques des métaux peut être expliquée. Mais que peut-on dire des propriétés chimiques ?
Essayons de comprendre la façon dont les acides attaquent le zinc ordinaire pur à 99,9 ou 99,99%, provoquant un dégagement d’hydrogène.
Augmentons mentalement de plusieurs milliards de fois la surface du zinc attaqué par l’acide, rendant ainsi visibles les atomes qui composent le réseau du zinc. Parmi ces atomes on aperçoit des atomes d’impuretés relativement nombreux. Dans leur voisinage, le réseau cristallin est déformé, boursouflé. On remarque alors que les molécules d’acide arrachent les atomes de zinc précisément aux endroits où l’homogénéité du réseau cristallin est perturbée, au voisinage d’atomes d’impuretés. La présence d’impuretés crée donc des conditions particulièrement favorables au déroulement de la réaction.
Et si la substance est très pure et que sa composition peut être considérée comme homogène ?
Une comparaison s’impose. Ne perdons pas de vue cependant l’excellent proverbe allemand selon lequel : « Toute comparaison boite ».
Le lecteur connaît-il la fable de l’âne de Buridan ? Le docteur scolastique français Jean Buridan affirmait que si l’on plaçait un âne affamé à égale distance de deux bottes de foin absolument identiques, l’âne finirait par mourir de faim faute de savoir quelle botte il devait brouter en premier.
Je ne me serais pas donné la peine de rappeler ce piètre exemple du scolastique moyennâgeux si le phénomène s’observant lors de l’immersion de zinc extra-pur dans de l’acide ne rappelait quelque peu l’histoire de l’âne de Buridan. Se trouvant en présence d’une surface absolument homogène (du point de vue chimique), les molécules de l’acide « ne savent pas » par quel côté aborder la destruction du réseau cristallin du zinc. De même l’alpiniste qui cherche à escalader un pic absolument abrupt doit d’abord y trouver quelque crevasse ou saillie à laquelle il puisse s’accrocher. Des crevasses de ce genre, la surface des substances extra-pures n’en présente pas. C’est la raison pour laquelle elles sont extrêmement inertes du point de vue chimique.
D’une façon générale, les substances idéalement pures sont apparemment incapables de réagir les unes avec les autres. L’exemple suivant est bien connu. Le chlore et l’hydrogène réagissent activement l’un avec l’autre : leur mélange à la lumière provoque immédiatement une violente explosion. Dans l’obscurité la réaction est un peu plus lente. Mais si l’on déshydrate soigneusement les deux gaz (en leur faisant plusieurs fois traverser de l’anhydride phos-phorique) leur mélange ne donnera lieu à aucune réaction même en plein soleil !
L’équation de la réaction de l’hydrogène avec le chlore est :
Mais qu’est-ce que l’eau vient faire ici ? Elle n’apparaît pas dans l’équation et pourtant sans elle la réaction ne s’effectue pas. De toute évidence, la perturbation de l’homogénéité chimique joue également ici un rôle considérable.
Le monde des infiniment petits
Ce n’est pas par hasard que nous avons traité ici des propriétés des éléments extra-purs d’une manière fort détaillée. De jour en jour ce problème acquiert une importance accrue dans le domaine de la science et de la technique.
En outre, le problème des quantités infimes d’impuretés joue également un rôle immense dans de nombreuses autres sciences.
Le moment est venu de revenir aux histoires du début de ce chapitre qui, a priori, paraissaient n’avoir aucun rapport avec ce qui suivait.
Disons tout de suite que l’eau médicamenteuse n’était nullement une invention du moine Jonas qui se révéla d’ailleurs par la suite un fieffé coquin. Il y avait déjà longtemps que, sous couvert d’« eau sacrée », les monastères vendaient de l’eau dans laquelle avaient trempé des pièces ou d’autres objets en argent.
Au contact de l’argent, l’eau acquiert une trace infime de ce métal, de l’ordre d’un milliardième de gramme par litre d’eau. C’est peu, ex-cessivcment peu ! Il faudrait prendre un milliard de litres d’une telle solution pour en extraire un gramme d’argent. Un milliard de litres, un million de tonnes d’eau !
Une quantité d’argent aussi infime est cependant amplement suffisante pour détruire de nombreuses bactéries. Cette propriété de l’argent avait d’ailleurs été inconsciemment utilisée il y a déjà longtemps. C’est la raison pour laquelle la vaisselle d’argent était tant appréciée dans l’antiquité : les mets qu’on y cuisinait se distinguaient avantageusement des autres. Voilà pourquoi en préparant le médicament bien connu actuellement des pharmaciens sous le nom d’« eau d’argent » l’appui de la « sainte parole » était certes le cadet des soucis du moine Jonas, et s’il espérait quelque chose c’était seulement que ses crédules patients aient des poches bien garnies.
Je vous parle de milliardièmes et de dix-milliardièmes de gramme. Sachant par mon expérience personnelle à quel point il est difficile de se représenter « matériellement » des quantités aussi infimes je me permettrai d’avoir recours à une nouvelle comparaison.
Supposons que nous réussissions à partager un morceau de sucre de 10 grammes entre tous les habitants de notre planète. Quelle serait la part de chacun d’entre nous ? Quelques lecteurs hausseront les épaules et feront observer qu’elle se monterait peut-être à trois ou quatre molécules par personne ou même probablement encore moins. Chacun sait que la population mondiale est d’environ trois milliards d’habitants. Si l’on divise le poids d’un morceau de sucre par ce chiffre on obtient 4 • 10–9, quatre milliardièmes de gramme, c’est-à-dire quatre fois plus que la quantité d’argent contenue dans un litre d’eau d’argent.
Or, les chimistes ont trouvé le moyen de déceler des quantités d’argent aussi infimes. Le public d’une conférence fut un jour témoin de l’expérience suivante. Une cuiller d’argent fut agitée pendant quelques minutes dans un verre d’eau. Le versement de quelques gouttes d’un réactif organique spécial fit prendre alors à cette eau une nette coloration rouge. L’addition du même réactif à de l’eau n’ayant pas été en contact avec un objet d’argent ne provoqua aucune coloration.
Dans le domaine des quantités de substances infinitésimales, la biologie nous offre des exemples encore plus étonnants.
On a établi que la croissance de cellules végétales était fortement influencée par une substance appelée auxine. Si, à l’aide d’une seringue, on introduit de l’auxine dans la tige d’une plante, il se produit à l’endroit de la piqûre une croissance des cellules tellement rapide que la tige en subit même une déformation.
L’unité d’auxine est la quantité qui fait dévier une tige d’avoine de dix degrés. En grammes, cette unité équivaut à 2 • 10–11 ou deux cent-milliardièmes de gramme, quantité exceptionnellement infime… Il n’est du reste pas indispensable de prendre l’exemple de l’auxine. Notre propre odorat nous offre des exemples de détection de quantités infimes de substances.
Le gaz est essentiellement composé de méthane. Or, n’importe quel chimiste sait que le méthane est inodore. L’odeur que nous percevons lorsque nous ouvrons le robinet du gaz est celle d’un autre gaz, le mercaptan, qu’on mélange spécialement au méthane pour permettre de déceler les fuites de gaz éventuelles. Eh bien, l’odorat humain peut sentir la présence de mercaptan dans l’air même si sa proportion ne dépasse pas une partie pour cinq milliards de parties d’air. En d’autres termes, si quelqu’un s’avisait brusquement de libérer cent mètres cubes de mercaptan à Kiev, quelques heures plus tard, on verrait des gens perplexes lever le nez en l’air dans les rues de Moscou en se demandant d’où peut bien provenir cette fuite de gaz et pourquoi les services de réparation ne font rien.