La découverte tardive du rhénium s’explique par sa rareté exceptionnelle : il ne représente que la milliardième partie du poids de l’écorce terrestre, cinq fois moins que l’or ou le platine.
Voilà pourquoi aucun autre élément n’a réussi aussi longtemps à tromper les chimistes que ce métal à l’aspect d’argent terni ne présentant, à première vue, aucune particularité spéciale si ce n’est son poids spécifique élevé.
Le nombre des expéditions chargées, auparavant, de mettre la main sur « l’homme des neiges » n’est rien à côté du nombre des chercheurs qui s’étaient consacrés à la recherche du rhénium.
Dans une de ses études littéraires intitulée A la poursuite des plantes l’écrivain Paoustovski écrit : « On sait que les savants sont doués d’une persévérance monstrueuse, capable de faire perdre patience à l’homme le plus calme ». Eh bien, en l’occurrence, le contraire se produisit. Le mystère du 75e élément contraignit plus d’un chercheur à renoncer à son but et bon nombre de ceux qui persévérèrent finirent tôt ou tard par pester contre l’occupant inconnu peu conciliant de l’appartement 75.
Ce 75e élément paraissait avoir été découvert en 1869 par Guiar qui lui donna le nom d’« uralium », mais, par la suite, il renonça à ses conclusions, évitant ainsi le triste sort du chimiste Rose dont la communication enthousiaste sur la découverte en 1846 de l’élément pélopium fut alors démentie par plusieurs chercheurs à la fois. Le même sort attendait l’élément nipponium décrit en 1906 par Ogawa, ainsi que le lucium dont Barrière annonça la découverte en 1896, et beaucoup d’autres encore.
Mais il semble bien qu’il n’y ait pas eu d’erreur dans la communication que le chimiste russe S. Kern fit paraître le 27 juin 1877 et dans laquelle il indiquait avoir découvert dans les résidus résultant du traitement des minerais de platine un nouvel élément, qu’il proposa d’appeler davium en l’honneur du célèbre chimiste anglais Davy. La détermination du poids atomique et des propriétés chimiques du davium montrèrent qu’il devait occuper dans la classification périodique la place prévue par Mendéléev pour l’élément appelé par lui dvi-manganèse. Une vingtaine d’années plus tard le chimiste américain Mallet effectua de nouveau les travaux de Kern mais sans réussir à obtenir dans les résidus de minerai de platine l’élément isolé par le chercheur russe. Soit que le minerai de platine fût d’une autre provenance que celui dont s’était servi Kern, soit que Mallet fut un chimiste inexpérimenté, toujours est-il que la découverte du davium ne se confirma pas. La communication de Mallet ne provoqua aucune réponse de la part de Kern qui devait être mort depuis lors, mais comme on a toujours tendance à suivre plutôt les critiques, un point d’interrogation fit à nouveau son apparition dans la case 75.
Ce fut seulement lorsque la preuve indéniable de l’existence du 75e élément, le rhénium, fut établie par Noddak, Tack et Berg que les chimistes s’aperçurent de l’identité entre les réactions décrites en son temps par Kern pour le davium et celles du rhénium.
Ainsi une critique inexacte retarda de près de cinquante ans la date de la découverte remarquable d’un nouvel élément.
Seuls cinq éléments chimiques naturels peuvent se vanter de posséder dans le chiffre exprimant leur contenu dans l’écorce terrestre un nombre de zéros supérieur à celui du rhénium. Ce sont le polonium, le radon, le radium, l’actinium et le protactinium. Le rhénium possède sur eux l’indéniable avantage qu’actuellement on le produit à l’échelle industrielle. L’élément qu’il y a un peu plus de vingt ans on aurait vainement cherché dans la collection la plus complète est actuellement produit dans des usines spéciales !
Les propriétés du rhénium sont en effet apparues tellement intéressantes et prometteuses pour la technique moderne que la chimie a estimé de son devoir de mettre au point des procédés permettant d’obtenir cet élément en grandes quantités.
Le rhénium est l’un des métaux les plus réfractaires. De nos jours, alors qu’on est en présence de températures élevées dans de nombreux domaines de la science et de la technique, surtout dans la construction d’avions à réaction, cette propriété du rhénium apparaît comme exceptionnelle. Un seul métal fond à une température plus élevée que le rhénium, c’est le tungstène. 3 200°, température de fusion du rhénium, est déjà cependant un chiffre assez impressionnant.
La deuxième propriété rendant le rhénium si précieux est son inertie chimique. Il ne se combine pas à l’oxygène de l’air même à une température de 1 500° C. Il ne subit aucune modification aux températures ordinaires. Une plaque brillante de rhénium ne se ternit pratiquement pas. On se représente aisément les applications que ce métal peut trouver dans les industries automobile et aéronautique.
La plupart des acides n’exercent aucun effet sur le rhénium. Il reste absolument « impassible » même si on l’arrose d’acide fluorhydrique chaud, pourtant fort caustique. Aussi l’addition d’une dose insignifiante de rhénium rend-elle de nombreux alliages inattaquables aux acides. Les appareils de chimie en alliage de rhénium résistent plusieurs dizaines de fois mieux à l’usure que les instruments en alliage ordinaire.
Il n’est nullement besoin d’être prophète pour prédire que dans un avenir très proche le rhénium remplacera le tungstène dans grand nombre de domaines techniques. Ceci s’explique principalement par le fait qu’à températures élevées, le rhénium est plus résistant que le tungstène, raison pour laquelle la surface des pièces soumises au frottement dans les machines particulièrement importantes sont dès maintenant recouvertes de rhénium si ce frottement provoque une forte élévation de température. Ajoutons que le rhénium se prête en outre aisément à l’obtention de couches électrolytiques de bonne qualité, propriété particulièrement précieuse.
Ainsi donc, l’un des domaines de l’application du rhénium repose sur l’utilisation de ses remarquables qualités mécaniques et de son inertie. Mais autant le rhénium est stable envers de nombreuses substances autant il se distingue par son aptitude à provoquer des réactions chimiques sans subir lui-même de modification. En d’autres termes on s’est aperçu que le rhénium constituait un excellent catalyseur pour un grand nombre d’importantes réactions chimiques. Il s’agit là du second domaine d’applications étendues de ce métal de l’avenir.
Quelques années à peine après la découverte du rhénium, il apparut qu’il catalysait la réaction entre le gaz carbonique et l’hydrogène, produisant du méthane. On ne saurait surestimer l’importance de cette réaction, le méthane étant un excellent combustible, facilement transportable, brûlant à une température élevée sans suie ni fumée. Mais le plus important est que le méthane est le produit de base d’une foule de produits chimiques. Quant au gaz carbonique et à l’hydrogène, ce sont les sous-produits d’un grand nombre d’industries. La combustion de la houille et du pétrole libère chaque jour des centaines de milliers de tonnes de gaz carbonique. L’hydrogène se forme également lors de l’obtention par électrolyse d’oxygène et de nombreux métaux, sa présence étant alors indésirable.
Le rhénium permet de transformer ces résidus en une matière première fort utile pour l’économie. Les oxydes de rhénium constituent d’excellents catalyseurs dans un processus aussi important pour la technologie chimique que l’oxydation par l’oxygène de l’air du gaz sulfureux, réaction servant de base à la préparation industrielle de l’acide sulfurique.
Ainsi c’est évident : l’avenir appartient au rhénium. Mais il reste à résoudre un problème majeur avant que ce métal ne devienne d’un usage courant dans l’industrie : la mise au point d’un procédé d’extraction rapide et bon marché du rhénium à partir de ses minerais. C’est là une tâche ardue mais sa solution ouvrira de telles perspectives à l’économie que les chimistes qui s’y consacrent pourront en tirer une fierté légitime.