La base du siecle de l’atome
On réunira peut-être un jour tous les écrivains d’œuvres de vulgarisation scientifique concernant la chimie et on leur proposera de consacrer un livre à l’un des éléments. L’un choisira l’iode, un autre le fer, un autre encore le sodium. Ce seront là des livres très intéressants, car il y a énormément de choses instructives à dire sur n’importe lequel des éléments. En ce qui me concerne, je choisirai évidemment l’uranium.
Ecrire un livre sur cet élément serait une tâche fort intéressante, car l’histoire de l’uranium est autrement plus passionnante que les aventures du valeureux d’Artagnan et en tout cas bien plus instructive.
Il serait assez tentant de comparer l’uranium au vilain petit canard qui finit par se transformer en un cygne magnifique mais cette comparaison serait inexacte car le vilain petit canard du conte d’Andersen est infiniment plus proche du cygne que l’uranium du XIXe siècle ne l’est de l’uranium du XXe. On pourrait sans doute dire qu’au cours des quelque 150 ans qui se sont écoulés depuis sa découverte, l’uranium a fait une carrière éblouissante puisque jadis élément aux propriétés connues seulement d’un cercle étroit de spécialistes il est devenu un élément auquel tout le monde s’intéresse. Mais même cette comparaison, ainsi qu’on le verra par la suite, donne une idée très imparfaite de la situation.
3 • 10–4. Trois dix-millièmes pour cent. Trois grammes par tonne. Telle est la proportion de l’uranium dans l’écorce terrestre. Deux fois moins que le samarium, trois fois moins que le gadolinium, dix fois moins que l’étain. C’est peu, fort peu.
On peut considérer la découverte de cet élément par Klaproth en 1789 comme très importante, mais sa naissance fut sans aucun doute prématurée. Le XIXe siècle commença, puis s’écoula en grande partie sans que les savants sachent encore ce qu’il convenait de faire de l’uranium et à quoi il pourrait bien servir. On pouvait il est vrai rencontrer des composés de cet élément dans les laboratoires des photographes particulièrement méticuleux. Les vieux ouvrages signalent qu’à un moment donné l’uranium fut utilisé dans l’industrie de la céramique et dans la production de la peinture dite « jaune d’uranium » mais ces faits n’y figurent sans doute que faute de pouvoir citer d’autres applications pratiques de cet élément. Il est possible qu’on n’ait jamais fabriqué plus d’une ou deux dizaines de tonnes de la peinture en question.
Même après la découverte de la radio-activité de l’uranium, l’intérêt pour ce métal garda un caractère purement académique. Comment pouvait-on en effet sérieusement penser à l’application pratique d’un élément dont l’écorce terrestre contenait une quantité aussi infime ?
L’intérêt pour l’uranium augmenta quelque peu au XXe siècle à cause de son compagnon habituel, le radium. On se mit à extraire des minerais d’uranium afin d’en isoler le radium, élément auquel les savants portaient en son temps un intérêt tout particulier. Cependant rien ne permettait de prévoir que le moment était proche où ruranium deviendrait l’élément essentiel de l’économie d’une série de pays. Ce fait date des années 40, lorsqu’on s’aperçut que l’isotope d’uranium à poids atomique 235 et le plutonium, obtenu à partir de l’uranium, étaient à la base de la production de l’arme nucléaire. Elément chimique négligé, l’uranium se transforma en une matière première minérale stratégique de tout premier ordre.
D’habitude les éléments radio-actifs ne se rencontrent dans l’écorce terrestre qu’à l’état « délaye ». Mais avec l’uranium l’humanité eut de la chance car il a ses propres minerais qui ne sont pas tellement rares. A vrai dire, on ne saurait qualifier ces minerais de riches. Le traitement nécessaire à l’obtention de composés d’uranium plus ou moins purs comporte près d’une vingtaine d’opérations minutieuses. Mais du moment qu’il s’agit d’uranium, aucun effort ne saurait paraître excessif.
Il existe au Canada un grand lac de l’Ours. Un jour on découvrit des gisements d’uranium sur ses rives. Il est probable qu’aucun journal ne consacra alors le moindre entrefilet à cet événement. Mais dès qu’on eut pris conscience de l’importance de l’uranium pour la production de la bombe atomique, les monopoles américains se ruèrent vers le Canada en jouant des coudes. Les concurrents ourdissaient des intrigues les uns contre les autres. Les compagnies faisaient faillite les unes après les autres. Il s’en créait aussitôt de nouvelles, tout aussi fictives que les précédentes. Les sociétés pour l’achat de « blé » canadien naissaient par dizaines, mais pas un seul grain de blé ne quittait le territoire du Canada. Une seule chose intéressait toutes ces compagnies : l’uranium. Cette lutte bien caractéristique des mœurs capitalistes se serait sans doute poursuivie encore longtemps si l’Etat canadien, conscient de l’importance du problème atomique, n’avait lui-même mis la main sur les gisements d’uranium.
Mais la fièvre de l’uranium ne tomba nullement. Gonflant démesurément l’histoire d’un Irlandais qui avait découvert un petit gisement d’uranium grâce à un radiomètre de sa fabrication, des compagnies firent des bénéfices fabuleux grâce à la vente d’appareils similaires. Des milliers de prospecteurs explorèrent les montagnes et les régions désertiques dans l’espoir d’y trouver de l’uranium. Cette fièvre n’est pas encore tombée même actuellement. Le « virus » de l’uranium s’est introduit jusque dans les colonnes des revues scientifiques sérieuses.
L’exemple de l’uranium montre à quel point sont justifiés les efforts des chimistes qui se consacrent à l’étude détaillée des propriétés des éléments peu connus. Chacun des éléments aussi négligés actuellement que l’était l’uranium dans un passé récent est en effet susceptible de servir un jour de base à des découvertes capitales et de partager ainsi la fortune de l’uranium, élément qui était destiné à influer sur le développement de l’humanité.
Le lithium, le béryllium, les éléments des terres rares, le rhénium, l’uranium… Voilà tout ce que nous avons eu le temps d’examiner dans ce chapitre. Certains éléments ont été laissés de côté faute de place, d’autres ont été passés sous silence parce que, pour l’instant, on n’en sait pas grand-chose.
Mais les exemples cités prouvent suffisamment qu’il n’y a pas d’éléments inutiles. Tous les éléments de la classification périodique sans exception doivent être mis au service de l’homme. Quant au fait que certains d’entre eux ne se trouvent dans l’écorce terrestre qu’en quantité infime nous avons pu voir tout au long de ce livre qu’il ne présentait pas d’inconvénient majeur pour les chimistes. Ceux-ci obtiennent avec tout autant de succès les éléments géants et ceux qui sont dissimulés dans la nature loin de la virgule des décimales.
Nous nous sommes bornes à un seul problème de la chimie contemporaine, celui des substances extra-pures et des quantités de matière infinitésimales. Un seul problème… Or, il y en a des centaines, chacun d’entre eux étant pour le moins aussi intéressant et important que celui auquel le présent volume a été consacré.
Ю. ФИАЛКОВ
Девятый знак