Dès ses premiers pas, la spectroscopie enregistra un succès. Pour son « baptême du feu » cette méthode inscrivit à son actif la découverte de deux éléments nouveaux : le rubidium et le césium. La découverte d’un élément nouveau a toujours été considérée comme un événement important dans le domaine de la chimie. Aussi la spectroscopie éveilla-t-elle immédiatement l’attention.
La réputation de la méthode ne fit que croître après qu’elle eut permis la découverte en quelque dix ans du tallium, de l’indium, du germanium, du gallium, etc., et pour couronner le tout, de l’hélium.
En 1868, on observa dans les protubérances solaires [1] une ligne jaune et brillante qui ne correspondait à aucun des éléments connus sur la Terre. En conséquence, cet élément reçut le nom d’hélium (en grec, hêlios signifie Soleil). Plusieurs dizaines d’années furent encore nécessaires avant d’aboutir à la découverte de l’hélium sur notre planète, que l’on trouva d’abord en quantités infimes dans divers minéraux, puis dans l’atmosphère même.
Il est intéressant de noter que la spectroscopie a permis la découverte d’éléments dont les minéraux ne renferment que des quantités insignifiantes. Il est facile de s’en convaincre qu’il en est vraiment ainsi. A cet effet nous pouvons très bien nous passer des instruments d’optique compliqués dont on se sert actuellement dans les mesures spectroscopiques. Un réchaud à alcool ou, mieux, un bec Bunsen peuvent nous suffire. L’introduction dans la flamme d’un fil de platine ou d’acier bien trempé (une corde d’instrument de musique, par exemple), ne modifie pas sa couleur. Mais si, avant de l’introduire dans la flamme, on passe d’abord le fil de métal sur la paume de la main, on obtient une nette coloration jaune, caractéristique du sodium. D’où provient ce dernier ? Eh bien ! tout simplement du chlorure de sodium contenu dans la sueur que sécrètent constamment les pores de la peau. Or, si l’on pense à quel point est infime la quantité de chlorure de sodium sur la surface de la paume, on comprend aisément l’extrême sensibilité de la spectroscopie.
Des appareils très simples permettent de déceler des quantités de l’ordre de cent-millionièmes de gramme. La spectroscopie ne manquera donc pas de révéler la présence d’un élément recherché dans une matière première (roche ou minéral) même si sa teneur ne dépasse pas un gramme pour cent tonnes.
La spectroscopie et les réactifs organiques constituaient donc tout l’arsenal des moyens à la disposition des chimistes des années 30 pour l’étude des quantités infimes de matière.
La possession de moyens aussi modestes par rapport à ceux dont nous disposons à l’heure actuelle n’en rend que plus méritoires les remarquables réalisations des chimistes de l’époque. Mais avant de parler de celles-ci, je voudrais relater un procès qui se déroula en 1933 au tribunal des douanes allemandes. Si je mentionne cette histoire, ce n’est nullement par souci de distraire le lecteur à l’aide d’une digression policière, c’est que les événements qui eurent lieu entre les murs austères du tribunal du Reich furent intimement liés à certaines découvertes chimiques dont il est question dans ce livre.
Histoire policière
C’était un grand jour au tribunal des douanes du Reich. Le fait est qu’il ne s’agissait pas d’une banale histoire de contrebandiers coupables d’avoir dissimulé trois paires de bas dans un talon de soulier ou de quelque commerçant ayant négligé de régler à temps ses droits de douane sur un envoi de linge en provenance de Lyon. Au banc des prévenus se trouvaient ensemble huit grands bijoutiers de Berlin. L’affaire concernait du platine américain.
La police avait toujours fermé les yeux sur les opérations de ces messieurs les bijoutiers, bien que nombre d’entre elles eussent difficilement réussi à passer pour légales. Mais lorsque les dénonciations anonymes se mirent à pleuvoir à la direction de la police, force fut d’ouvrir une enquête. Une série de perquisitions révéla alors la présence, dans toutes les bijouteries, de gros stocks de platine. Interrogés séparément, messieurs les joailliers eurent recours à des subterfuges, mais gardèrent bouche cousue à propos de la véritable provenance du platine. Les registres de la douane ne portaient pas mention du passage de telles quantités de ce métal par la frontière. D’où la nécessité de ce procès, en raison duquel les plus grandes bijouteries de Berlin gardaient porte close depuis déjà trois mois.
Parmi le public de la salle, les noms des juges et du procureur volaient de bouche en bouche, mais bien peu se doutaient de l’influence décisive qu’allait exercer sur le cours du procès la déposition d’un expert d’aspect effacé dont le nom n’évoquait absolument rien ni aux juges ni au public attiré en ce lieu par un procès retentissant.
La question principale que le tribunal fut appelé à trancher était celle de la provenance du platine. Messieurs les bijoutiers affirmaient que le métal était d’origine allemande et provenait de la fonte de divers articles de platine. La police maintenait que le métal avait été introduit en fraude en provenance d’Amérique du Sud. Le platine se présentait sous la forme de petits lingots et était presque pur. Le procès semblait dans une impasse.
Le public était fatigué des interminables répliques entre les parties en présence, et lorsque le président annonça qu’il donnait la parole à l’expert, il n’atténua en aucune façon le brouhaha qui régnait dans la salle.
Les journaux du soir, rivalisant d’humour, annoncèrent que la durée de l’intervention du très estimable professeur était fonction de son hermétisme.
Le fait est qu’il n’était pas souvent donné d’entendre des termes de chimie et de physique dans la salle du tribunal du Reich. Voilà pourquoi le président avait les traits si contractés en écoutant le professeur, tentant péniblement de se rappeler les maigres notions de chimie qu’on lui avait inculquées jadis à l’école de droit.
L’expert crut devoir remonter à des faits n’ayant apparemment aucun rapport avec les douteuses opérations de messieurs les bijoutiers.
— La chimie analytique moderne, commença-t-il, dispose de moyens étonnants. Diverses méthodes nous permettent de déceler dans un seul gramme de matière des quantités d’impuretés tellement faibles qu’elles sont inaccessibles à notre imagination. Il est possible d’établir que la substance la plus pure contient invariablement des traces, que l’on peut déterminer exactement, de presque tous les éléments chimiques connus.
Prenons le nickel par exemple. Ce métal ne figure en quantité appréciable que dans les minerais, les quelques rares minéraux de nickel et les alliages. Et pourtant, on peut en détecter la présence dans tous les organismes végétaux et animaux. Le nickel est également présent dans l’étoffe dont sont faits nos vêtements et les boutons dont ils sont garnis.
On peut en dire tout autant d’éléments plus rares, l’or par exemple…
— L’or ? fit le président intéressé. Continuez, monsieur le professeur, continuez…