En tête de file venait le frère Lorenzo Picca, lequel était justement la cause de cette procession insolite.
Une adresse privée du pape Clément V, rédigée d’une écriture trop ornée et alambiquée pour n’être qu’une simple note mais plutôt un commandement, enjoignait au monastère de Saint-Nazaire d’entreprendre « la recherche des substances merveilleuses qui transmuent les métaux vils en or, lequel nous est particulièrement nécessaire en cette période pénible où nos frères de religion se sont à ce point détournes de nous que les supérieurs de l’ordre des Templiers, haï de Dieu, bien que possédant le secret de la pierre philosophale, refusent de nous le communiquer ».
En lisant cette note, le prieur n’avait certes pas ri, il avait seulement souri avec déférence, ce qui, à vrai dire, constituait déjà une sédition caractérisée. C’était trop évident : la dépêche avait été écrite sous la dictée de l’un des hommes de Philippe IV qui hantaient alors la résidence papale. Philippe le Bel comme l’appelait avec dérision près de la moitié de la France, avait dépensé toutes ses maigres ressources à lutter contre le pape Boniface VIII, menant ce combat avec l’opiniâtreté et la férocité d’un putois. En revanche, le pape suivant — Clément — n’était en fait qu’une créature du roi.
Le prieur savait que le pape n’avait pas choisi son monastère au hasard. Il y avait déjà vingt ans que le monastère de Saint-Nazaire se distinguait par ses érudits. Le mérite en revenait surtout à Lorenzo Picca qui, en ce moment, soufflant plus que les autres, rampait péniblement sur le sable.
Les mœurs relâchées du monastère de Saint-Nazaire étaient pour ainsi dire consacrées par des traditions vieilles de plusieurs dizaines d’années. Même l’absence à la messe matinale n’y passait pas pour un péché bien grave. Voilà pourquoi Lorenzo Picca, entré au monastère en 1287, pouvait librement s’adonner à l’étude des sciences naturelles, domaine dans lequel il comptait déjà de nombreuses réussites. L’auteur du livre signale que Lorenzo Picca avait même inventé un télescope — ceci, 200 ans avant Galilée ! — dont il se servait pour observer la Lune. On trouve dans ses œuvres la description des merveilleuses propriétés d’une substance connue de nos jours sous le nom d’oxyde de mercure que l’on peut indéfiniment transformer en mercure brillant et inversement. Signalons que les Arabes avaient déjà fait cette découverte bien avant Lorenzo mais il est fort probable que ce dernier l’ignorait.
Ainsi coulait la douce existence de Lorenzo Picca au monastère de Saint-Nazaire, existence que ne troublaient d’aucune façon les frères bénédictins aux mœurs fort sereines et joyeuses. Du moins en fut-il ainsi jusqu’à la réception de la dépêche de Clément. Le délai pour trouver le secret de la préparation de l’or était très limité. Que ce secret existât, le pape n’en doutait pas. Les déclarations triomphales de l’ordre des Templiers qui se vantait de pouvoir se procurer de l’or en quantité, ne faisaient qu’aviver l’impatience de Clément. Sans doute certains cardinaux de l’entourage du pape bien informés avaient-ils plus d’une fois discrètement suggéré à sa Sainteté qu’il fallait chercher l’origine de l’or des Templiers dans le meurtre et le chantage plutôt que dans la possession de la « pierre philosopha-le ». Ce à quoi le pape, qui avait beaucoup lu, répliquait immédiatement en citant les écrits d’Arnold Villanovanus célèbre alors à travers tous les Etats de l’Europe occidentale. Villanovanus affirmait avoir découvert la « pierre philosophale » capable de transmuer le mercure en or.
A ce propos, il est intéressant de mentionner que, selon toute évidence, ledit Villanovanus était un habile filou. Il se disait possesseur non seulement de la « pierre philosophale » mais encore de « l’élixir de longue vie », lequel n’était autre qu’une méchante eau-de-vie de vin. Il était bien vrai que « l’élixir » possédait la faculté d’engendrer chez ceux qui en usaient la plus intense béatitude. Mais l’inventeur n’était pas sans savoir, lui, de quoi il régalait ses naïfs contemporains, puisqu’il préparait son « élixir » à partir de vin tout à fait ordinaire.
Bien entendu, la recherche de la « pierre philosophalc » fut confiée à Lorenzo Picca. Quand ce dernier tenta de se dérober en alléguant, sans grande conviction, que ses pensées étaient pleines de Dieu, le nonce du pape se mit violemment en colère. C’était bien la première fois, fit-il observer, qu’il était témoin d’une telle attitude envers un document aussi sacré qu’une dépêche pontificale. Ce disant, il jeta un regard tellement pénétrant sur le prieur que celui-ci, tendant les bras en direction de la statue de Saint-Nazaire, se hâta d’assurer le dignitaire du Saint-Siège qu’étant donné les facultés de Lorenzo, on pourrait bientôt sortir l’or du monastère à pleines charretées. Sur cette promesse, le nonce repartit non sans avoir donné l’ordre de mettre à la disposition de Lorenzo autant de moines qu’il le désirerait puisque, à sa connaissance, les expériences d’alchimie exigeaient de gros efforts et beaucoup de soin.
Voilà pourquoi dès le lendemain du départ du nonce, Lorenzo Picca procéda à l’initiation des frères bénédictins aux simples procédés de la pratique de l’alchimie. Le monastère connut alors des jours de fièvre. Les grappes de raisin perdaient leurs grains et pourrissaient faute de soins tandis que des étroites fenêtres du réfectoire, transformé en laboratoire, s’échappaient une âcre fumée et des paroles prouvant que la pratique de l’alchimie détournait l’âme et les pensées des bénédictins de la personne de Dieu.
Lorenzo Picca ne doutait pas, quant à lui, que toutes les recettes de « pierre philosophale » décrites dans divers ouvrages, et en particulier dans ceux de Villanovanus lui-même, n’étaient que du charlatanisme. La plupart de ces œuvres n’étaient qu’une suite de mots désordonnée, soit un texte chiffré, soit du pur galimatias.
Un mois et demi environ furent suffisants pour prouver, s’il en était encore besoin, que tous les secrets de la fabrication de l’or étaient une perte de temps. C’est alors que se produisit un événement imprévisible.
En ajoutant à une solution de mercure dans de l’acide azotique étendu d’eau à laquelle on avait apparemment mélangé des composés d’iode une solution d’argent dans de l’acide azotique, Lorenzo obtint un résidu jaune.
L’isolant de la solution, il se mit à le sécher quand, tout à coup, la poudre devint rouge vif. Picca retira vivement le récipient de la flamme et la poudre reprit lentement une couleur jaune. Quand on remit le récipient sur le feu, la poudre se mit à rougir à nouveau ; on éteignit le feu et la couleur redevint jaune.
Si quelque chimiste venait à observer un phénomène de ce genre de nos jours, il n’en serait nullement surpris et comprendrait immédiatement qu’il se trouve en présence d’une simple couleur thermosensible [2]. La substance obtenue par Lorenzo Picca, le sel d’argent d’acide tétraiodomercurique, est en effet une couleur thermosensible. Mais, il y a six cents ans, cette découverte produisit un effet saisissant. Se pressant autour de Lorenzo, les moines observaient la transformation miraculeuse en retenant leur souffle. Le prieur en personne, accouru au réfectoire, au lieu de remercier la Sainte Vierge pour ce miracle par une prière fervente, se tenait bouche bée, manifestant le même étonnement que les autres.
Les moines eurent alors pour la première fois la révélation que l’occupation à laquelle ils se livraient n’était pas un simple moyen d’atténuer le pesant ennui régnant au monastère. Mais ce même soir, Lorenzo confia aux bénédictins que la synthèse artificielle de l’or était impossible et que toute tentative dans ce sens était vouée à l’échec.