ADRIEN GOETZ
La nouvelle vie d'Arsène Lupin
Retour, aventures, ruses, amours, masques et exploits du gentleman-cambrioleur
« Soudain la main quitta la sienne, le bandeau
s’envola de son front, et l’inconnu s’arrêta :
il était arrivé au sommet du Mont-Tonnerre.
“LUI ! s’écria-t-il épouvanté : serait-ce lui ?” »
Chapitre 1
Arsène Lupin contre Herlock Sholmès
LUI ! Serait-ce lui ?
Cette question, le jeune Beautrelet n’a pas cessé de se la poser depuis leur première rencontre, qu’il n’osa pas tout de suite appeler des « retrouvailles ».
Le cri de la foule s’était entendu jusque dans la Petite France. Une déchirure était apparue tout en haut. Les crochets avaient commencé à céder au sommet de la cathédrale. Haro sur la bâche ! Une seconde clameur avait salué l’effondrement de la toile plastifiée. Elle s’était déchirée en deux morceaux de plus de soixante mètres.
Puis, le silence.
On avait volé la façade de la cathédrale de Strasbourg. Sous le rideau, il ne restait plus rien. Plus une statue, plus un pinacle. Les saints, les cavaliers, la Vierge de pierre, les prophètes avec leurs bonnets, les vierges folles et les vierges sages, les trois vertus théologales, les gargouilles en forme d’animaux fabuleux, les apôtres, et Lucifer lui-même avec sa marmite n’étaient plus là — il ne restait qu’une carcasse, un mur de pierres rouges râpeux comme un gigantesque gant en paille de fer.
Personne ne s’était attendu à ce formidable événement. Toute la place, depuis les colonnes marquant l’entrée du palais Rohan jusqu’à la taverne Kammerzell, était pleine de manifestants, des altermondialistes et des anti-pub venus de l’Europe entière pour crier en chœur des slogans contre la pollution visuelle et l’économie de marché.
La bâche publicitaire qui masquait depuis plus d’un mois la façade de la cathédrale avait commencé par onduler doucement. L’année du millénaire de la première pierre, posée par l’empereur Henri II le Boiteux, sa sainte femme Cunégonde de Luxembourg et l’évêque Werner de Habsbourg, cela faisait mauvais genre. Cette bâche, c’était un symbole.
C’était surtout une machine à laver, de marque allemande. Le maire et l’archevêque, que les militants accusaient de s’être, l’un comme l’autre, sucrés au passage, avaient mis au point une argumentation inattaquable. En laissant Schmidt-Rottluff faire de la publicité pour sa nouvelle merveille avec séchoir électronique, pendant un an sur cette vénérable façade médiévale, on finançait tous les travaux de restauration indispensables à la sauvegarde du chef-d’œuvre de grès rose pour le millénaire à venir. Il y avait urgence : une tête de diablotin ricanant, en décembre, s’était écroulée sur une échoppe de tissages chiliens du marché de Noël. Un cadeau inespéré pour l’architecte des Monuments historiques, soucieux depuis quelques années de déclencher une nouvelle vague de travaux pour prélever son pourcentage. Avec le mécénat, ça ne coûterait rien. Il fallait juste admettre l’idée que la technologie Schmidt-Rottluff concurrence un peu le mécanisme savant de la célèbre horloge astronomique de la cathédrale. Celle-ci demeurait accessible, sur le côté droit de la nef, mais son accès payant avait augmenté de cinquante centimes d’euro. L’Église, elle aussi, souffre de la crise.
Dans la foule, entouré de caméras, le jeune Paul Beautrelet, pantalon clair et veste bleu roi, observait cela comme on contemple une aurore boréale. Il croisa le regard d’une militante brune, à deux mètres de lui. Elle n’avait pas les yeux dans le vide, comme tous les autres, les stupéfaits. Elle avait l’air de se concentrer, de vouloir comprendre. Le jeune homme aimait les femmes un peu plus âgées, mais celle-ci, il n’aurait pas pu la dater. Une beauté médiévale, descendue de sa corniche sculptée de feuillages.
Grande, en noir, style Carmen, elle le regarda en souriant. Sans doute était-elle une de celles qui, ce matin, dans le grand amphithéâtre du Conseil de l’Europe, étaient venues entendre ce garçon de vingt-cinq ans qui parlait si bien de sa thèse de biologie avec de si beaux yeux gris, qui changeaient de teinte selon la lumière. Paul était plutôt satisfait de ses yeux caméléon, un héritage de famille.
La compétition avait été suivie en direct par des milliers d’internautes à travers le monde, et Strasbourg était devenue la capitale de tous les chercheurs — et des admiratrices du petit prodige. Il pensait bien l’avoir vue, dans le public, pendant qu’il parlait.
Il avait gagné. Contre des mathématiciens, des historiens, des philosophes, et même de futurs docteurs en ethnologie de la gastronomie, des physiciens atroces et des astrophysiciens passionnés par le vide et tout gonflés d’eux-mêmes. Le principe, « simple et ludique », avait fait le succès de l’émission : partout dans le monde, avec des amis, au café qui est à côté de la fac, quand on vous demande : « Ta thèse, c’est sur quoi ? », il faut répondre en trois minutes quelque chose qui impressionne, mais qui ne vous donne pas l’air trop inaccessible. Devant un jury de spécialistes et d’internautes, il fallait en faire autant, et les candidats avaient franchi toutes les étapes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que dix finalistes, ce matin dans la grande salle des séances. Plus de trente chaînes de télévision de toute l’Europe avaient joué le jeu, et sur Facebook et Twitter, des millions d’amateurs avaient regardé, voté, élu un seul étudiant parmi les dix : Paul Beautrelet, inscrit en thèse de biologie, bien connu des habitués de toutes les fêtes et beuveries du campus de Jussieu, fier et heureux de porter le drapeau de Sorbonne-Universités. Il avait raconté une petite histoire qui commençait par : « Que savez-vous du miel que vous mettez sur votre tartine le matin ? » et avait fini en lançant : « Et c’est ainsi que je peux vous annoncer ceci avec certitude : les premiers hommes immortels — et les premières femmes aussi bien sûr — sont déjà nés ; peut-être même y en a-t-il dans cette salle aujourd’hui. »
Au musée de Paestum il avait vu, lors d’un voyage avec sa classe de latin de troisième dans le sud de l’Italie, une fiole de verre contenant une substance dorée, intacte, sans doute comestible, produite par des abeilles qui bourdonnaient au Ve siècle avant Jésus-Christ. Cela l’avait fasciné. Son idée était de sortir une molécule extraite des composantes très nombreuses qui se trouvent dans le miel, en particulier des enzymes, et de la réinjecter dans des cellules du corps humain. Le miel était connu dès l’Antiquité, sous les murs de Troie, pour la cicatrisation des blessures. Il possède, à l’état naturel, des vertus antibiotiques, c’est ce qui avait donné l’idée à Beautrelet de s’intéresser à ce nectar. Il avait franchi une étape, en démontrant le rôle de ces molécules mutantes dans la régénération cellulaire. Il était parvenu à stopper le vieillissement chez une souris, qu’il avait baptisée Maya. Elle allait se retrouver l’héroïne de sa thèse, et il espérait bien qu’elle atteindrait un âge vénérable. Il avait fait une petite blague sur ce qu’on appelle l’âge canonique chez les souris de laboratoire, qui d’ordinaire partent très tôt au paradis des rongeurs : prix du jury, prix du public. Paul, toujours souriant, chemise Oxford blanche Uniqlo et Swatch rouge, avait cumulé les deux récompenses sans effort apparent.
À peine élu, il avait pris la parole pour dire qu’il était très heureux d’être à Strasbourg le jour de la grande manifestation antipublicitaire, cela correspondait à tout ce à quoi il croyait depuis toujours, à son engagement d’étudiant. Il invitait les personnes présentes, et les journalistes, à l’accompagner devant la cathédrale.