Paul voulait rester seul. Il avait tout sécurisé, dès son retour à Paris, de la manière la plus simple du monde : l’essentiel n’était ni dans son ordinateur, ni dans ses carnets, ni dans son téléphone portable, ni dans les rapports qu’il envoyait au professeur Foucart, le pape de la biologie moléculaire, son directeur de thèse. L’idée forte, il ne l’avait pas encore dite, il ne l’avait écrite nulle part, elle était dans le coffre-fort le mieux sécurisé qui soit : la chambre la plus reculée de son cerveau. Il fallait maintenant du temps pour l’en extraire, pour lui donner une forme écrite, construite, argumentée, s’appuyant sur des expérimentations. Il ne fallait plus le déranger.
Le jeune Paul vivait plutôt heureux, fort de ces résolutions, à son rythme, dans cette grande pièce unique, avec cuisine américaine et petite salle de bains dotée d’une baignoire — luxe indispensable quand on aspire à la gloire d’Archimède —, un petit monde qu’il pouvait, depuis son lit, balayer du regard — et où il n’y avait strictement rien à voler.
Son studio d’étudiant se trouvait rue du Pont-aux-Choux, à l’endroit où une grande botte rouge servait autrefois d’enseigne à un cordonnier et que l’actuel Boot Café, tenu par des étudiants américains, a conservée — une maison historique, puisqu’elle était, au XVIIe siècle, la demeure de Cartouche, le bandit-gentilhomme. Cela lui avait plu tout de suite. Il avait aimé les tomettes, sans doute d’origine, la fenêtre en chêne à petits carreaux, les murs passés à la chaux : le beau style XVIIe rustique, qui donnait l’impression qu’on allait voir arriver Belmondo en larges bottes et entendre bafouiller Bourvil. Au-dessus de la porte de son appartement, à l’intérieur, trois lettres capitales étaient sculptées maladroitement dans la pierre du linteau : L.D.C. L’agent immobilier lui avait expliqué que cela voulait dire Louis Dominique Cartouche, mais c’était sans doute du roman. Ces combles avaient été le gîte même du brigand qui détroussait les grands seigneurs pour donner aux miséreux. Beautrelet se trouvait bien dans ce cocon, chez lui, protégé, même s’il rêvait parfois d’une pièce de plus…
Cette aura historique, qui nimbait sa chambre sous les toits, ne l’empêchait pas d’oublier le Grand Siècle et de passer sur Internet des heures délicieuses à flâner, de site en site, comme dans un paysage choisi. Depuis son apparition à la télévision, plusieurs centaines d’inconnus le demandaient comme « ami » sur Facebook, et il en acceptait certains, pour voir — une Coréenne plutôt jolie, un professeur de Harvard qu’il aimerait bien rencontrer, des Strasbourgeoises BCBG, plus bourgeoises que strass, qui lui écrivaient qu’il était désormais une des gloires de leur ville…
Pendant qu’il tricotait ainsi, Beautrelet avait l’esprit libre et vide. C’est dans ces moments-là, chez les savants, que les pensées abstraites surgissent sans crier gare. Il les guettait. Les idées qui se développent d’elles-mêmes, quand on est occupé à une activité un peu creuse et routinière : il épluchait les réseaux sociaux comme autrefois, à la campagne, chez lui, en Normandie, les fermières écossaient les petits pois. Il bavardait avec lui-même. Une certaine addiction était née. Le cerveau, pour fonctionner vraiment comme un coffre-fort, a besoin de ces moments de vide où les séries télévisées deviennent passionnantes et où les « amis » inconnus, du Honduras à la Norvège, mettent en ligne d’insignifiantes photos de vacances. On n’est plus soi-même, on est une image, on mène une vie parallèle. Il lui arrivait d’avoir quatre écrans ouverts à la fois : la télévision qui ronronnait, l’ordinateur, son smartphone et sa tablette — c’est dans ces moments-là que son cerveau décrochait, décollait, et qu’il se sentait seul avec ses idées. Cette superposition d’images fonctionnait comme un brouhaha qui brouille les radars, un écran de fumée qui cache le mécanisme d’ouverture de cette zone qui, pour un chercheur, est le bien le plus précieux : son authentique vie intérieure.
À cinq heures du matin, « Isidore », rêvant d’aventures, ralluma son ordinateur. Il se connecta sur Facebook parce qu’il n’arrivait pas à dormir. Sa défaite contre Lupin resterait-elle une tache ineffaçable ? Sur Internet, nul n’a droit à l’oubli. Lui qui voulait sortir grandi de la compétition à laquelle il s’était livré avec toute l’audace, la confiance en lui et la touchante naïveté dont il se sentait capable, repartait tête basse, ridicule, avec l’envie de se faire oublier. Il avait laissé le cambrioleur cambrioler son amitié, et lui serrer la main, comme s’ils étaient entre gentlemen. Il regrettait. Son père n’était plus là depuis maintenant quelques années, et il n’avait pas besoin de quelqu’un qui le remplace. Son père lui aurait dit de fuir cet aventurier. Lupin avait eu un peu trop tendance à lui parler comme à un fils, cela il ne le supportait pas.
Il avait le sentiment, pourtant, d’avoir été battu de justesse. Il avait tout deviné de la stratégie du voleur, de ses mobiles, de sa méthode — tout, ou presque. Il s’était laissé aller à lui en dire bien trop sur ses recherches et ses trouvailles. Il avait eu la faiblesse de se livrer à lui, après cette jolie promenade en vieille Jaguar dans les châteaux d’Alsace, comme à un ami de toujours — il aurait pu tout révéler, ou presque.
Il a accepté de travailler pour Lupin, pour cette somme d’argent égale à cent fois la bourse qu’en effet son université lui avait annoncée… Il n’a pas dépensé le terrifiant virement qu’il a trouvé un matin sur son compte, émis par une banque de Bâle au nom inconnu. Il n’est pas fou, il n’a pas ouvert à cet enjôleur d’Arsène son coffre-fort — et pour les quelques secrets qu’il contient, il est prêt à se battre jusqu’à la mort.
Rien n’apparaît. Facebook en panne ?
Il éteint, rallume. Sur l’écran, tout est vide. Une coupure temporaire sans doute, les fameux « réglages » que les druides de Palo Alto qui gèrent le réseau mondial effectuent, pour chaque pays, aux heures où il y a le moins de connexions. Il éteint. Rallume. Essaie avec la tablette, l’application du téléphone. Même problème. Il faut prendre son mal en patience. Mais ce n’est pas cela qui va l’aider à dormir. Sous son lit, il a gardé cet instrument d’un autre siècle, offert par sa tante Élisabeth pour ses dix ans, et qu’il n’a jamais pu quitter : un petit poste de radio. La radio c’est ce qui reste quand on a tout oublié, quand le reste bogue, la vraie culture au fond.
Il met France Info. Et là, on ne parle que de Facebook, comme si cette panne était plus importante qu’une explosion terroriste, un tsunami ou l’effondrement de la Maison Blanche. On évoque un « nouveau terrorisme mondial ».
Beautrelet s’est assis dans son lit, il n’a plus la moindre envie de dormir. Un journaliste paniqué donne des informations qui lui parviennent de partout.
Tout le réseau a disparu. On a volé les données personnelles d’un milliard d’utilisateurs. C’est le plus grand forfait virtuel de l’histoire.
À qui profite le crime ? Que peut-on faire de toutes ces pages virtuelles ? Combien de temps faudra-t-il pour relancer la machine ? Comment fait-on pour supprimer en un instant le plus grand réseau social du monde ? Aucune analyse n’est vraiment claire… En réalité, nul ne sait, comme cela, en pleine nuit, comment fonctionne Facebook — comment on s’y prend pour « débrancher », qui est habilité à le faire, selon quelles procédures… Les commentateurs vasouillent et meublent comme ils peuvent.