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Lupin est le premier nom qui vient à l’esprit. Un cambrioleur du XXIe siècle a évidemment envie de s’approprier Facebook. C’est l’équivalent actuel du vol des plans du sous-marin le Sept-de-Cœur ou des secrets de l’armée allemande en 1910, du vol de la Joconde ou de la panne des escaliers de la tour Eiffel en pleine Exposition universelle pour ridiculiser le préfet de police coincé avec le président du Conseil…

À cet instant, c’est « Arsène Lupin-profil officiel » qui apparaît sur l’écran, en français, à la place de tous les profils du monde…

Beautrelet sourit. Voilà, c’est plus clair comme ça.

Il va se faire couler un bain.

Arsène a pris le contrôle. Pour combien de temps ? Une seule image sur l’écran : une couverture de l’édition originale illustrée du Bouchon de cristal, un des romans que le petit Paul aimait plus que tout, avec, en guise de photo de « profil », la silhouette de Lupin telle qu’elle était déjà familière pour les lecteurs des années 1920, monocle, œil noir, cape de soirée, chapeau huit-reflets.

La panique est mondiale, du Vatican à Moscou, de New York à Brasilia. Toute la journée, les médias n’ont parlé que de ce cataclysme. Posséder Facebook, c’est d’abord ruiner une des premières entreprises du monde — mais à part pour assouvir une obscure vengeance, pourquoi vouloir ruiner le géant ? Lupin volait — vole encore ? — pour posséder, pour donner, pas pour le plaisir de ruiner les autres. Le mobile échappait aux enquêteurs, et à Beautrelet, stupéfait de tant d’audace.

L’autre hypothèse, à laquelle tous les analystes semblaient se rallier, c’était que Facebook constitue la base d’informations personnelles, de photographies, la banque de données factuelles la plus importante au monde : dans le domaine du renseignement, c’est une arme. S’approprier cette hache de guerre, c’est le rêve de toutes les agences de contre-espionnage de la planète. C’est poser des millions de caméras de surveillance partout — ou les empêcher, toutes au même instant, de fonctionner. Mais le gouvernement américain n’a-t-il pas déjà accès, en douce, à tous les réseaux sociaux ? Le Pentagone affirme tellement que non…

Qui peut avoir le temps de tout éplucher ? Bien sûr, aucun terroriste avant son crime ne va mettre quoi que ce soit sur Facebook, mais on y trouvera vite ce qui est capable de trahir ou de confondre un suspect : photo faite par un autre, visage qu’on identifie dans une foule, disposition d’un appartement, angles de vue depuis telle ou telle fenêtre…

La fonction « identification d’amis », qui amuse tant les collégiens depuis des années maintenant, est bien plus utile que n’importe quel fichier du FBI. Toute forme de visage, implantation des cheveux, couleur des yeux peut être associée à un nom imprudemment entré dans Facebook par une amie d’université, une cousine, un voisin de palier. N’importe quelle photo prise peut devenir, pour qui sera capable de la lire, une source de renseignements. Un tel trésor, ça peut se voler. Mais pourquoi aujourd’hui ? Pour obtenir quelle information ?

D’autant que dans l’affaire, nul ne savait rien : ni qui chercher, ni quoi, ni où — quelle aiguille pouvait avoir intéressé le gentleman-cambrioleur dans la botte de foin mondiale…

Lupin s’était borné à revendiquer cette action, sans suggérer la moindre piste. Il avait apposé sa signature sur une œuvre d’art conceptuelle, dont la signification véritable échappait à tous. Comme Marcel Duchamp — un de ses avatars ? Il l’avait dit, à Strasbourg, en passant, sans insister — signant un urinoir ou un porte-bouteilles, il avait fait de Facebook son œuvre, son ready-made. Du coup, certains journalistes doutaient : était-ce réellement Lupin, l’homme qui venait de resurgir, l’homme de la bâche de la cathédrale de Strasbourg, qui agissait ? Arsène n’aurait-il pas parlé d’abord pour le simple plaisir de se livrer à quelques rodomontades ? Ne serait-il pas apparu autrement, sur son profil Facebook, qu’à travers cette image ancienne du Bouchon de cristal ? Ce regard diffracté par les cent facettes du bouchon miroitant dans la lumière… La seule vraie preuve de son identité, c’était le culot immense qu’il avait fallu pour réussir un coup pareil, la difficulté technique de ce vol.

Tous les « crypteurs » du monde sont en alerte. Le silence de Facebook résiste à leurs assauts. Beautrelet piaffe. Ses compétences universitaires ne lui sont, en la matière, d’aucune utilité : la biologie moléculaire ne va pas beaucoup l’aider — il n’est qu’un utilisateur du Web, mais il y passe six à sept heures par jour, et cela l’a rendu attentif. Sur Facebook, il ne « postait » rien de bien personnel : ce n’est pas lui qu’on aurait vu collectionner les selfies avec des starlettes, ni donner des recettes de quiche au poireaux, ou poser avec ses petites copines sur la plage de Sagone.

Il avait quand même placé en haut de sa page personnelle la vidéo, qui tournait déjà beaucoup sur YouTube, montrant sa victoire au concours « Ma thèse en trois minutes », aucune raison de ne pas s’offrir ce petit plaisir, pour rendre jaloux ses cousins.

*

Vingt-quatre heures plus tard, après une grande journée de vide mondialisé, durant laquelle les chaînes d’info continue — une des drogues de Beautrelet pendant ses séances de travail de thèse — avaient radoté à l’envi.

Au Boot Café, devant son iPad, Beautrelet assista en direct, en même temps que tous les internautes, au rebondissement qui secoua à nouveau la planète.

Le réseau, sans crier gare, avait été rétabli. D’un coup, il avait été là, comme un chat qui se serait matérialisé sur un coussin.

C’était cela la vraie signature de Lupin : le panache avec lequel il avait restitué au milliard de pauvres gens spoliés de leurs doubles vies leurs identités virtuelles. Beautrelet se connecta aussi sur son téléphone, pour vérifier. En un clin d’œil, tout fonctionna à nouveau, sans raison, sans explication.

Comme les autres, il récupéra sa vie, son « profil », vérifia ses photos, ses données… Il parcourut la liste de ses trois cents amis, rien ne semblait changé, tout était conforme à son souvenir, à son passé… La routine virtuelle pouvait reprendre, calme et tranquille.

Au fil des heures, Facebook prit contact avec ses clients, par un court message diffusé urbi et orbi, les appelant à vérifier la conformité des données récupérées avec celles qui avaient été perdues. Aucune plainte sérieuse ne fut enregistrée. Personne ne signala sa propre disparition virtuelle.

Le réseau restitué semblait en tout point superposable au réseau volé — sauf si des profils nouveaux étaient apparus… Mais quel intérêt y aurait-il eu à agir ainsi ? Pour créer des identités fausses, nul besoin de paralyser tout. N’importe qui, sur Facebook, a toujours pu ouvrir un profil, avec des photos d’emprunt, en prétendant s’appeler Eulalie Jullouville ou Marguerite Devalois.

Les autorités françaises avaient été alertées tout de suite par la NSA, les grandes oreilles américaines : Lupin, c’était forcément la France — et l’inspecteur Ganimarion, directeur général de la police nationale, qui possédait à ce titre la tutelle sur l’Institut national de police scientifique, une fois de plus, n’avait pas de réponse à donner à ses collègues — et sans doute pas non plus au ministre de l’Intérieur ou au préfet de police de Paris. Les dirigeants de Facebook n’avaient aucune information. Le réseau mondial, comme on l’appelle, est d’abord un réseau américain, contrôlé par des entreprises américaines : le petit pays de Napoléon est prié de se comporter comme une gentille colonie. Sans rôle réel malgré de bons salaires, les dirigeants de ce qui a été charitablement dénommé « Facebook France » n’étant que la courroie de transmission du petit groupe des créateurs du site, ils ne purent que bafouiller des propos lénifiants. Leurs jeunes patrons surmédiatisés venaient d’avouer, dans un communiqué digne d’un journal étudiant de la côte Est, que pendant vingt-quatre heures les ordinateurs de Palo Alto avaient semblé contenir une seule image, celle de Lupin, et qu’ensuite tout était revenu. Des choses que le monde entier savait déjà.