Les hangars avec les ordinateurs, à Palo Alto, avaient été sécurisés par l’armée, à la demande du secrétaire d’État à la défense des États-Unis d’Amérique. Mais déjà, depuis trois ans au moins, pour y entrer, il fallait se soumettre à une fouille, faire partie de ceux qui figurent sur la liste des personnes habilitées à pénétrer dans ces sanctuaires, avec un contrôle d’identité fondé sur la reconnaissance de la pupille de l’œil et de la paume de la main. L’explication rationnelle du mystère n’était pas facile à trouver…
Beautrelet se disait à lui-même : « Tripotée d’incapables, en France comme aux États-Unis, des godelureaux bons à rien qui gagnent cinquante fois plus que des ministres, et qui pilotent des machines dont ils ne sont pas capables de comprendre le fonctionnement. Il a eu raison, Lupin, de faire une petite purge planétaire. Il faut faire tomber quelques têtes parmi ces archontes et ces stratèges des réseaux sociaux, leur arrogance passe les bornes. »
Un chroniqueur sur France Info développait des idées que Beautrelet trouva séduisantes faute de mieux. Tout le monde, au XXIe siècle, mène une double vie : celle que chacun montre sur la Toile mondiale disparaîtra un jour, aucun internaute ne laissera de traces, et quand le dernier ordinateur se sera éteint, aucun archéologue du futur ne pourra décrire les mentalités de ceux qui vivaient ainsi, les pieds dans le réel et la tête dans les réseaux. Facebook, qui sera bientôt fait de plus de morts que de vivants, sera la grande nécropole du XXIe siècle, que nul ne pourra jamais fouiller.
Tout ça c’était bien gentil. Il fallait attendre. Tout le monde voulait maintenant voir Lupin attaquer les autres entreprises géantes du World Wilde Web, Amazon, Google, Apple… Le monde patientait jusqu’à ce qu’Arsène, poison des profondeurs, arsenic virtuel et sans dentelles, intervienne à nouveau, s’explique enfin, se décide à agir, pulvérise les autres fourmilières.
Convaincu que Lupin le défiait, lui, et aucun autre, à travers cette action planétaire, Beautrelet savait qu’il allait réussir à deviner, par la seule force de sa raison, et sans sortir de chez lui, son repaire de Cartouche, ce qu’il avait voulu faire et quel sens il fallait donner à ce magistral acte gratuit.
Herlock Sholmès, qui ne connaissait sans doute pas grand-chose à Facebook, et son bouseux blogueur de Watson se taisaient. Ils devaient se passer, dans l’appartement de Baker Street, leurs vieilles cassettes VHS des concerts de Madonna.
La seule information certaine, c’est que tout le réseau clignote à nouveau de mille feux — et ne parle que de Lupin. Pour Beautrelet, il est évident que le premier cambrioleur virtuel de l’histoire s’est copieusement servi de cet outil : il avait besoin, pendant douze heures, de posséder toutes les images, tous les visages, tous les noms, vrais et faux, toutes les localisations. A-t-il ajouté au réseau une fois remis en marche des profils, des images, des informations ? A-t-il détruit des comptes ? Et comment a-t-il fait ?
Il faut, pour réussir, avoir des complicités à l’intérieur de l’entreprise, avoir accès aux ordinateurs où les données sont stockées, ces hangars en surchauffe qui contribuent, dit-on, au réchauffement de la planète. Des lieux mieux sécurisés aujourd’hui que Fort Knox à l’époque de James Bond, ou que le Wall Street Center avant les attentats : l’administration américaine sait bien que c’est là, désormais, que se trouve le défaut de la cuirasse. Il faut ensuite tout savoir de ces machines, de ces gros tuyaux planétaires pour les vider, en analyser le contenu, et les remplir. Cela semblait d’une invraisemblance totale. Un Lupin ne dispose pas des moyens humains suffisants pour, en une seule journée, tirer du réseau mondial l’ensemble des informations utiles, monnayables, qui permettent de faire de Facebook une arme de guerre. Sauf si Lupin n’est autre que le patron de Facebook, comme il avait été, cent ans plus tôt, M. Lenormand, chef de la sûreté, poste à peu près équivalent à l’ère de la mondialisation…
Beautrelet pataugeait. Lupin n’avait toujours rien dit. Aucune déclaration officielle. Il était inconcevable qu’il se fût offert cette fantaisie pour le simple plaisir d’épater la galerie. Lupin, depuis sa résurrection dans la capitale européenne, semblait aimer désormais les coups d’éclat, mais rien chez lui ne pouvait être fait sans but. Beautrelet tentait de se mettre dans la psychologie de celui qu’il croyait si bien connaître, de modeler sa pensée d’après ce qu’il pensait savoir de la sienne. Arsène était capable d’avoir paralysé l’ensemble du réseau mondial pour trouver et paralyser un seul profil, pour une seule personne. Il pouvait l’avoir voulu par amour, pour empêcher une femme, durant un jour, d’utiliser ce réseau. Quelle beauté mystérieuse, durant cette nuit où Beautrelet n’arrivait pas à dormir, devait ne plus pouvoir joindre personne, ne plus pouvoir être jointe via Facebook, car il n’avait coupé ni la messagerie ni les téléphones…
Pour tout comprendre, Beautrelet aurait eu envie d’aller trouver Lupin, le vrai, enfin du moins l’homme qui s’était présenté à lui devant la cathédrale de Strasbourg. Mais où ? Vivait-il encore à Étretat ? Sans doute pas, l’histoire de l’Aiguille creuse avait cent ans, il valait mieux oublier tout cela. Le Clos Lupin d’Étretat, c’est désormais un charmant musée qui se visite, où Beautrelet allait petit avec ses cousins. Pourtant, Arsène lui en avait parlé, dès Strasbourg, en prenant la pose de Louis XIV, main sur sa canne : « Étretat c’est moi. » Fausse piste, comme toujours.
Seul chez lui, Paul-Isidore ne savait pas dans quelle direction réfléchir. Il parcourut du regard les quelques livres de sa petite étagère, rescapés de sa chambre dans la maison familiale, à deux pas de la plage : Les Trois Mousquetaires, parce qu’il n’avait jamais cessé de vouloir être d’Artagnan, Le Bossu, parce qu’il n’avait jamais cessé d’être amoureux d’Aurore de Nevers et de sa fille, la petite Aurore, les Calligrammes d’Apollinaire, parce que c’était une édition originale donnée par son grand-père quand il avait dix ans, et tous les livres de poche des aventures du gentleman-cambrioleur, sans cesse relus… À côté des livres, les premiers coffrets de DVD de séries américaines et anglaises — sa mère lui reprochait de lire de moins en moins, lui qui dévorait tout quand il était enfant, de Jules Verne à Ouest France. Il les téléchargeait maintenant, et prétextait l’entretien de son anglais pour justifier cette petite addiction, qu’il partageait avec tous les étudiants de son université…
Pour une enquête « normale », on va sur les lieux. Mais cette fois le mystère se joue dans un espace qui n’existe pas, n’importe où, hors du monde. Et le voleur lui-même est un héros de fiction, il échappe non seulement à l’espace, mais au temps… Ce Lupin d’aujourd’hui, cet homme qui plaisante et qui boit du vin blanc, qui est-il, par rapport au Lupin des années 1900 ? Un descendant direct ? Un héritier spirituel ? Un imposteur qui se serait approprié sa légende ? Faut-il imaginer qu’un Lupin vieillissant, comme les dalaï-lamas, ait, à chaque fois, désigné et formé un successeur ? Comme pour le comte de Saint-Germain, qui charmait déjà Marie-Antoinette, une série d’imposteurs s’étaient-ils transmis le flambeau en se donnant pour but d’incarner « l’homme qui ne meurt jamais » — au point que dans les années 1970, les magazines photographiaient Dalida dans les bras d’un soi-disant comte de Saint-Germain ?