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Beautrelet ne doutait pas que Lupin avait mis le feu à la planète pour lui faire un signe, à lui, petit étudiant reclus dans son studio. Il était persuadé que Lupin allait bientôt lui parler. Ce qu’il aurait bien voulu, c’était arriver à prendre l’avantage, trouver Arsène avant que celui-ci ne se manifeste.

À cet instant, toujours enfermé dans la soupente de Cartouche, Beautrelet ramassa ses idées, comme un athlète réunit ses forces avant de soulever ses poids. Ce n’était pas Facebook que Lupin avait volé. Facebook n’était qu’un moyen, qu’un levier. La seule chose certaine c’est que le cambriolage avait été mondial.

Il s’était passé peut-être cette nuit-là un événement planétaire. Il fallait partir de là, chercher le mobile. Aucun sommet politique, de la Crimée aux Balkans, de Washington à la Libye : la planète avait été d’un calme presque total, rien n’avait empiré dans les grands conflits mondiaux, aucune négociation de paix n’avait été engagée, aucun virus ne s’était répandu. Beautrelet séchait. Quand il avait allumé sa radio, à cette heure-là, France Info meublait avec ses marronniers : le bilan des soldes, l’immobilier à Paris et les salaires des cadres. Il descendit, pour aller déjeuner dans le petit restaurant japonais où il avait ses habitudes.

*

Dans la rue du Pont-aux-Choux, il dévisageait les passants : Lupin pouvait prendre n’importe quel déguisement, il aurait toujours le même regard. Il le reconnaîtrait quelle que soit son apparence, il avait bien observé ses yeux, ses mains. Mais comme il était fébrile, il crut voir briller l’œil d’un joggeur épuisé, puis celui d’un touriste allemand avec femme et enfants, il voyait des Lupin partout, comme sur Internet, il était temps de se reposer…

Au Planet Bento de la rue des Filles-du-Calvaire, un ancien restaurant de sushis qui s’était refait une jeunesse en distribuant ces petits plateaux remplis d’une mosaïque de mets délicats dont tout Paris raffolait, il choisit le plus beau, avec son dessert préféré, la crème de tapioca. Sur un grand écran plat au fond du restaurant encore vide en cette fin de matinée, Nippon TV diffusait un épisode des Aventures d’Arsène Lupin avec Georges Descrières, de la Comédie-Française, doublé dans la langue de Mishima. Il n’était plus question que de Lupin sur toutes les chaînes. La petite-fille de Maurice Leblanc, Florence, témoignait sur France 2 (l’écran d’à côté). Les ventes des œuvres complètes montaient en flèche.

La jeune fille qui s’était approchée lui plaisait. Il la connaissait. Une vraie Japonaise dans une boutique de bentos à Paris, c’était devenu rare. Il se disait qu’un jour il l’inviterait à boire un verre. Elle lui parla :

« Vous avez vu cette affaire Lupin sur Facebook, on ne parle plus que de ça. Même l’anniversaire de Naoko a été oublié ! Ma chanteuse préférée. La Japonaise la plus connue au monde. »

Elle souriait. Elle était belle. Elle avait vu une lumière dans les yeux gris de ce jeune homme qui la faisait rêver depuis des mois. Beautrelet resta muet, en extase. Il avait compris. Pas tout, mais presque. Les vérifications prendraient dix minutes.

Une voix grave à côté de lui demanda : « Pour les sauces au soja, vous me conseillez sucré ou salé ? Si je lui demande des sushis, elle va me tuer, cette petite. J’aimais bien les sushis au foie gras, c’était dégoûtant mais si bon, c’était la mode ici l’an dernier. Ils m’ont l’air très fusion food désormais, ce sont bien ces petits plateaux qu’on appelle des bentos… Isidore ? »

C’était Lupin, sous les traits d’un homme d’affaires en costume anthracite, la chemise marquée d’un petit monogramme AL brodé ton sur ton, sommé d’une couronne de marquis. Il tendit la main, sourcils froncés : « Arthur de Launay, collectionneur, membre du conseil d’administration de la Société des amis du Louvre », et il éclata de rire, et la vendeuse de bentos avec lui.

Beautrelet avait trouvé. Grâce à la jeune Japonaise. Lupin savait que le jeune homme allait comprendre. Il savait quand, il avait calculé juste. Il était entré dans son cerveau, dans sa logique, dans ses habitudes. Il était déjà là. Il avait deviné que Beautrelet descendrait déjeuner. Il l’attendait. Il le regardait en jubilant, comme s’il lisait aussi dans son regard un peu vague sa déconvenue et son triomphe. Paul triomphait, il avait trouvé — et Isidore, en lui, au même instant, face à Lupin qui l’attendait sourire aux lèvres, blêmissait de rage.

Il s’imposa de rester trois minutes entières sans parler. Cette unité des trois minutes de réflexion, il y tenait. C’est comme cela qu’il gagnait. Il regarda Lupin, puis la petite ingénue, à laquelle le cambrioleur avait peut-être soufflé sa phrase sur sa chanteuse favorite, il leur sourit pour gagner, contre eux, ces trois minutes durant lesquelles son cerveau fonctionna à fond.

Beautrelet fit mine de contempler les murs peints en rose, les tabourets blancs où il allait s’asseoir dans deux minutes trente avec Lupin, la vitre qui montrait les passants indifférents : dans ce modeste décor du Planet Bento de la rue des Filles-du-Calvaire, allait se résoudre l’énigme qui intriguait la planète. À cent mètres, pas plus, de son antre.

Beautrelet inclina la tête, légèrement : l’anniversaire surprise de Naoko ! C’était cela en effet la première nouvelle qui était passée à la radio cette nuit-là, la seule information mondiale à laquelle il n’avait accordé aucune importance, le scoop qui faisait battre le cœur des jeunes filles de moins de douze ans et de quelques petites Japonaises sentimentales.

La suave chanteuse Naoko, la Nipponne à la voix d’or et aux six disques de platine, avait convié toutes les stars de la planète et les douze présidents des associations caritatives les plus importantes du monde dans un lieu tenu secret, pour fêter son anniversaire. Elle devait faire des cadeaux à tout le monde. Il n’avait pas vraiment écouté, mais il avait enregistré malgré lui ce que disait le reportage : chaque invité avait reçu un téléphone portable. À l’heure dite, un texto devait arriver donnant les instructions à suivre — une voiture devait conduire chacun des heureux de ce monde vers les aéroports. L’idée de Naoko était de leur faire prendre des avions de ligne, pas des jets privés, pour qu’ils se sentent dépaysés et qu’ils aient l’impression d’un départ en vacances, depuis Paris, Los Angeles, Londres, Caracas, Shanghai ou Yokohama vers la destination inconnue, dont chacun imaginait que ce serait une île de rêve, une station météo du pôle Sud ou un coin perdu de la Sicile. Tous ces avions convergeaient vers un aéroport mystérieux, où un gros jet privé attendait les invités pour les conduire vers la chanteuse.

« J’étais invité, tu comprends, Isidore, je préside, sous le nom d’Arthur de Launay, Emmaüs International, la société qui continue à grande échelle l’œuvre de mon ami l’abbé Pierre. Je ne me montre guère. Je m’entoure de personnalités médiatiques qui s’occupent de parrainer nos foyers dans chaque pays, Camilla, la duchesse de Cornouailles, pour le Royaume-Uni, tu vois le genre, et quelques autres bonnes copines. Naoko nous avait promis un chèque comme notre mouvement n’en a encore jamais reçu de personne. J’avais dit que je viendrais.

— Lupin ? Emmaüs ?

— Et pourquoi pas ? Naoko est fidèle et fiable — mais Lupin, tu comprends, Isidore, n’aime pas partir pour une destination inconnue, ne pas maîtriser l’organisation, ne pas savoir avec qui il voyage. J’ai fait faire mon enquête par ma petite bande de hackers, ces bandits du Web que j’ai mis sous contrat et que le FBI m’envie. Ils sont à l’affût de tout sur Internet.