— Incroyable. Ils sont nombreux ?
— Quatre. Ça suffit. J’ai surpris, grâce à eux, un message, une commande suspecte de TNT, acheminée vers l’Asie sans que je puisse savoir vers quelle ville exactement : l’avion partant d’un aéroport inconnu, qui devait nous mener à destination, contiendrait une bombe. J’en ai été certain tout de suite. Comme le jet serait celui de Naoko, il ne serait pas vraiment fouillé. Les terroristes ont parfois du goût : ils s’apprêtaient à détruire la centaine de chanteurs qui vendent le plus de disques aujourd’hui. Mais, crebleu, ils allaient faire périr aussi les présidents des grandes fondations, celles qui redistribuent le plus d’argent à ceux qui en ont besoin, et parmi eux, ils allaient me tuer, moi.
— On ne tue pas Lupin.
— Ni les autres ! Il y avait même dans cet avion ta vieille amie Joséphine Balsamo. Tu sais que son laboratoire de recherche pharmaceutique fait beaucoup de bien en Afrique de l’Ouest ? Les bonnes œuvres de cette vieille rouée ! Quand je pense que tu as failli céder à ses charmes, Isidore… Je comprends bien qu’on aime les femmes plus âgées, mais celle-là, elle est patrimoniale, tu sais qu’elle faisait déjà scandale sous la Régence. On disait qu’elle dépassait en effronterie Mlle de Charolais…
— Épargnez-moi vos digressions historiques.
— De quel aéroport partirait le jet de Naoko ? Je n’arrivais pas à le savoir. Elle en possède cinq, un par continent, tous rose et jaune, du meilleur goût. J’ai fait enquêter dans les cinq grands aéroports où on les voit le plus souvent, les pilotes, que j’ai soudoyés, devaient recevoir les instructions au dernier moment, et sur des téléphones sécurisés qui leur seraient donnés dix minutes avant le décollage. Un seul partirait. Il fallait donc que je sache si l’avion meurtrier se trouverait à Londres, Canberra, Pékin… Tu aurais fait quoi à ma place ?
— Chaque vedette sur cette terre a son groupe de cinglés qui la piste, la suit, la photographie, et met les photos sur Facebook. Dans tous les aéroports du monde, il y a toujours le badaud qui reconnaît Machin ou Truc, Céline Dion ou Justin Bieber, et qui fait une photo. Ces photos, sur Facebook, sont mises en ligne en temps réel. En localisant, dans les aéroports de départ, une trentaine des vedettes invitées à l’anniversaire, on pouvait savoir vers quelle destination elles convergeaient. Seul problème, les pages où se trouveraient, durant la même demi-heure, toutes ces photos de fans stupides, seront des pages d’inconnus. Même si le fan “identifie” son héros sur la photo, il faut que cette “identification d’ami” soit validée pour qu’elle devienne visible… Il fallait donc posséder le réseau et y lancer une demande de reconnaissance faciale générale pour une dizaine de personnes… C’est compliqué. Je ne vous soupçonnais pas de tels moyens. Il faut bien connaître le gros ordinateur de Palo Alto…
— Pas mal, Isidore. »
La jeune Japonaise avait posé les deux plateaux « shokado » devant eux et servi du thé vert. Comme il n’y avait pas d’autres clients, elle restait debout, devant leur table, à les écouter en souriant, ce qui ne semblait pas déranger Lupin. Il expliqua qu’en douze minutes seulement, il avait localisé dix chanteurs dans les grands aéroports du monde, et qu’il avait pu établir que leurs vols les conduisaient à Pékin. Sur l’aéroport de Pékin, il avait fait stopper l’avion personnel de Naoko. Il ne contenait pas encore la charge meurtrière, qui devait sans doute y être introduite par une des valises.
« J’ai besoin de toi, mon petit Isidore. J’ai sauvé le monde et personne ne s’en est aperçu. Je me suis récompensé moi-même, j’ai passé vingt-quatre heures en immersion dans les petits tas de secrets de tout un chacun. J’ai lu les conversations des gens qui m’intéressent, des femmes qui me promettent que je suis le seul, des plus jolies actrices du monde, j’ai regardé les photos de l’inspecteur Ganimarion à la plage avec sa femme et j’ai mis de côté, à toutes fins utiles, les photos de lui qu’il envoie à d’autres, en messages privés bien sûr, dans des tenues qui ne sont pas celles de la police. Il n’a pas maigri, Ganimarion, malgré le régime hyperprotéiné qu’il s’inflige… Le réseau, s’il est entièrement débranché, ne peut être réactivé que vingt-quatre heures après, pour que la synchronisation puisse se rétablir, je n’y connais rien, je répète, on m’a dit ça, ils sont très savants ces jeunes gens, tu sais…
— Et maintenant ?
— Maintenant, on va faire la fête. On file au Bourget, un avion nous attend, on sera en Chine tout à l’heure, tu vas adorer Naoko. Elle va nous donner le chèque…
— Lupin, l’argent d’Emmaüs…
— Est sacré. L’abbé Pierre nous a à l’œil du haut du balcon du ciel, comme dit joliment le pape ! Tu sais que c’était un copain, le saint abbé, je l’avais aidé dès l’hiver 54, je lui avais donné l’idée de la fausse barbe pour la télévision, ça a bien marché. Roland Barthes était de mon avis, mais tu as lu Barthes, toi ? Tu es trop jeune. C’est chez moi, à Saint-Wandrille, mon abbaye, la voisine de Jumièges, que l’abbé s’était retiré à la fin de sa vie. Des ruines sublimes que j’avais louées en son temps à Georgette Leblanc, la grande comédienne, sœur de mon ami Maurice, et à son amant Maurice Maeterlink, tu sais, le poète belge prix Nobel de littérature, tu ne l’as pas lu non plus ?
— Pas encore.
— À Saint-Wandrille Mitterrand venait voir l’abbé Pierre avec mon hélicoptère pour parler de la vie après la mort. Ça attirait les journalistes. Ils arrivaient, je crois, plus ou moins à la conclusion qu’on n’est sûr de rien. Les moines se plaignaient beaucoup… Non, j’ai d’autres ressources, figure-toi. Lupin ne prend pas l’or des chiffonniers.
— Je préfère.
— Naoko vient de me donner de quoi récompenser ceux qui m’ont aidé, mes relais à Palo Alto par exemple, qui ont été impeccables. Le petit Mark Zuckerberg, avec ses éternels T-shirts gris tellement ennuyeux, tu ne trouves pas, le génie qui a inventé tout ça, m’a dit qu’il ne voulait pas d’argent, il aime montrer qu’il est un chic type, mais bon, il est l’homme le plus riche du monde. Il nous rejoint d’ailleurs, une relation qui peut être utile pour toi, tu sais…
— La fête a été reportée ?
— On va dans un des plus beaux endroits du monde, l’île chinoise de Hong Gao Yang, sublime de sauvagerie, personne ne connaît. Les touristes vont à Hainan, les pauvres. Sur les cartes officielles, je crois que Hong Gao Yang est un camp de travail, ça dissuade. La maison de Naoko vaut la peine, c’est pas vraiment le genre Étretat.
— Étretat, ça me plaît, enfin voyons, Lupin…
— Et si tu as envie d’emmener Mlle Miyako, ne te gêne pas, on a de la place. J’expliquerai les choses au tenancier de son Planet Bento, son père malade, un sushi pas frais, le voyage imprévu à Tokyo, elle reviendra dans une semaine. Elle est très amoureuse, tu sais, elle me l’a confié. Tu es son homme idéal, ton côté sucré-salé. J’ai huit heures de vol pour répondre à tes questions, à moins que tu ne préfères dormir, comme tu sais si bien le faire… »
Paul regardait Miyako. Il semblait voir pour la première fois la couleur de ses yeux, des yeux verts, c’était rare, ça, pour une Japonaise. En un instant, elle était déjà dehors, et c’était lui qui la suivait.
Chapitre 3
La demoiselle aux yeux verts