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À Tokyo, le studio de Juzo Tadamishi, le créateur de bandes dessinées mondialement connu, est discret. Dernier étage d’une tour blanche, avec des fenêtres en forme de cases de mangas, ouvrant sur la ville immense. Qui penserait que, dans ce banal appartement, le vieux dessinateur travaille, avec ses deux assistants qui encrent ses crayonnés et viennent lui montrer le résultat, planche par planche. La couleur, le maître l’applique lui-même, avec des pinceaux traditionnels, dont certains remontent à ses années d’études à l’École des beaux-arts, à Paris.

Pour la première fois, Tadamishi va exposer, chez lui, discrètement, les planches originales de son prochain album Un autre quartier — sur les murs de sa petite salle de travail. Tous les grands collectionneurs se sont annoncés. Tadamishi n’a jamais vendu aucune de ses planches, mais on murmure que cette exposition est un test, il veut voir quel est son vrai rayonnement auprès de ceux qui arbitrent ce petit secteur du marché de l’art sur lequel les investisseurs misent des sommes de plus en plus importantes.

Lupin rêve de lui faire adapter quelques-unes de ses aventures. Depuis les années 1960, il a été transformé en manga, on lui a même donné un fils et un petit-fils, de pure fiction, il a aussi fait l’objet de plusieurs dessins d’animation, plutôt jolis, son nom est célèbre dans tout le pays du Soleil-Levant — mais ces transpositions sont si loin de sa réalité… Il s’est amusé à collectionner tous ces produits dérivés de sa célébrité. Si Tadamishi voulait bien illustrer quelques-uns de ses exploits, ce serait autre chose ! Il faut pour cela le convaincre. Le gentleman-cambrioleur n’a jamais résidé bien longtemps au Japon, ce n’est pas son monde. Il a décidé d’y aller cette fois, mais pas pour voler : pour séduire le vieux et vénérable Juzo. Ce qu’aime Lupin chez lui c’est que son dessin se reconnaît tout de suite : il a intégré aux mangas des citations de la bande dessinée européenne, la ligne claire de l’école d’Hergé, et c’est comme ça qu’il a fait la conquête du monde. Des vieux quartiers de Tokyo aux calle de Venise, ses albums en grisaille ou en sépia, avec ses personnages nostalgiques, montrent pourtant la vie d’aujourd’hui. Chaque case est structurée par les fans. Tadamishi s’amuse toujours. Il ne se prend pas au sérieux. Il ajoute des détails incongrus. Sa passion c’est l’architecture, les objets usuels, tout ce qu’on n’aurait pas forcément l’idée de regarder. Les passionnés ont démontré qu’il avait représenté au fil de ses livres une vingtaine de châteaux d’eau différents — sans que cela serve à ses histoires, juste comme s’il avait voulu faire passer à la postérité une typologie complète de ces édifices au début du XXIe siècle. Sur les forums, sur Internet, ce genre de chose est commenté jusqu’à épuisement du lecteur.

Dès qu’un album sort, une armée d’internautes fous répertorie ainsi ses détails : les cheminées vénitiennes, les bus irlandais, les cannettes de soda préférées des adolescents du nouveau Japon… Depuis peu, il ose des couleurs plus fortes, pour mettre en valeur ses blancs. Les éditions rares, les tirages de tête numérotés, parfois enrichis de dédicaces et de dessins à la plume, sont présents dans les grandes collections. Depuis qu’il a été le parrain du Festival d’Angoulême, les Français en sont fous. Lupin avait repéré son talent de longue date.

Tous ceux qui sont arrivés la veille à Tokyo pour l’événement sont très riches, et se sentent jeunes : une bande d’adolescents prolongés devenus les chefs de très grandes entreprises et qui, plutôt que d’acheter des Rolex, des tableaux de maître ou des photographies contemporaines pour faire chic sans rien y comprendre, préfèrent investir dans leurs vraies passions de jeunesse. Certains ont commencé très tôt, à une époque où les grandes planches de Moebius, d’Edgar P. Jacobs ou de Chaland étaient encore en circulation — aujourd’hui ils font monter des enchères irrationnelles quand passe en vente une feuille dessinée par Hergé pour la page de garde d’un album, car les dessins d’Hergé, propriété de la fondation qui porte son nom, ne sont pas susceptibles d’être vendus. C’est comme les petits chapeaux de Napoléon, tous les collectionneurs fous savent combien il en reste en circulation, qui les possède, quand on pourra espérer en voir un passer en vente.

Lupin a eu envie de venir à Tokyo : il a été invité, parmi les grands collectionneurs, et ce n’est pas un déguisement, sa collection est une des plus complètes qui soit. Qui reconnaîtrait pourtant le gentleman dans ce milliardaire californien en jogging et lunettes rondes, qui tend la main à tout le monde et désarme les préventions par son sourire sympathique ? Les bandes dessinées, dans son enfance, chez les Dreux-Soubise, c’est tout ce qu’on lui donnait comme livres. Sa mère, recueillie par sa cousine fortunée qui l’avait transformée en couturière, lui achetait toujours un numéro de L’Épatant, ou un volume des Pieds Nickelés. Ce sont des souvenirs qui lui brisent le cœur, et qu’il ne peut partager avec aucune des femmes qui traversent sa vie d’aventures : s’il en parle, on va encore lui demander son âge, et ça, ce n’est vraiment pas la question à poser… Il rompt tout de suite, et pleure après.

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Ni Tadamishi ni ses assistants ne se doutent qu’il est venu à Tokyo avec les trois meilleurs de sa troupe, Karim, rescapé des émeutes de Stains, Jacques, dit Grognard, un prof d’histoire qui a fini par déserter l’enseignement, et Sabine, la seule fille de la « bande à Lupin », championne de patinage artistique, architecte diplômée par le gouvernement et pilote d’hélicoptère.

Pour le moment, ils sont à l’hôtel, attendant les instructions du patron. Ça leur fait des vacances, après l’enlèvement de la délicieuse Liliane Harnoncourt, que Lupin a traitée avec beaucoup d’égards, et le cambriolage des bronzes du Bénin du British Museum, restitués à leur site d’origine, dans le petit musée du palais d’Abomey, devenu du jour au lendemain le pôle d’activité économique principal de toute cette région d’Afrique. Dans la bande à Lupin, on ne perd pas son temps.

À l’aéroport, Jacques s’est acheté, parce qu’il n’en avait plus, les deux parfums de Guerlain qui s’appellent Arsène Lupin — le patron touche-t-il un pourcentage ? À Noël dernier, il en avait offert à toute la bande, Sabine comprise, qui porte des eaux de toilette masculines. Le nez de la maison en a créé deux, Arsène Lupin Dandy, avec une note de violette, pour les soirées élégantes, et Arsène Lupin Voyou, qui selon Jacques est le parfum pour homme idéal, inutile de chercher mieux. Karim, qui prône le savon de Marseille et puis c’est tout, se moque beaucoup de Jacques, celui-ci n’en a cure, et vaporise à tout-va. Le patron a pourtant dit : « Mettez-en moins, le patchouli va vous trahir, c’est une odeur qui finira par nous dénoncer, les enfants… »

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Les planches de cette aventure, qui montrent le Japon d’aujourd’hui, ont été finies par Tadamishi la veille, sur cet épais papier chiffon qui fait s’illuminer ses jaunes pâles, ses gris, ses rouge sang. Elles n’ont pas encore été envoyées à la photogravure : l’album qui se déroule sur les murs blancs de la grande salle de réunion est bel et bien un exemplaire unique, inédit, jamais vu — ce qui ajoute à la magie du moment, et au privilège qu’ont les vingt-cinq teenagers prolongés cousus d’or qui ont fait le voyage pour pouvoir vivre cette aventure intérieure : être les premiers à découvrir, dans le recueillement le plus absolu, ce qui sera certainement un succès planétaire, le nouveau Tadamishi.

Au premier rang, François-Étienne Trévignon, l’empereur de la grande distribution, excellent connaisseur en ce domaine — il possède des dessins de tous les plus grands. Très bronzé, en costume bleu, il se promène devant les planches encadrées, l’air soucieux, le nez sur les feuilles. Tadamishi, chemise à fleurs hawaïenne, pantalon Kenzo noir et catogan, sort de son bureau pour le saluer d’abord. Les deux hommes se connaissent bien, semble-t-il. Puis le maître, entouré de ses deux assistants, salue les autres.