Se trouvent réunis dans cette pièce qui n’est pas si grande un baron belge venu en yacht de compétition, très connu dans le milieu de l’art contemporain chinois dont il est le marchand privilégié pour l’Europe, un ancien ministre de la Culture italien, une directrice de société forestière du Canada, très bûcheronne en effet, la conservatrice du département architecture et design du musée d’Art moderne de New York… Son visage est connu : elle vient de faire un coup en annonçant l’acquisition pour son musée de vingt jeux vidéo produits ces deux dernières années. Autour d’elle, affairés, une dizaine d’autres grands amateurs de BD, plus ou moins vieillissants et costumés comme s’ils avaient vingt-cinq ans : un antiquaire du quai Voltaire qui a compris qu’on ne fait plus fortune avec des commodes Louis XV, ou ce Californien à lunettes, à côté de lui, que Tadamishi ne connaît pas encore.
L’homme regarde le Japonais bien en face et explique comment il est venu à lui après son album sur Venise et que désormais, pour lui, il est le dernier des grands, le seul à savoir représenter les bâtiments, les larges paysages, les ciels avec leurs nuages.
Tadamishi reste interloqué : ce Californien parle un japonais très convenable, sans le moindre accent traînant à l’américaine. Et cet inconnu ajoute qu’à Paris, où il réside souvent, il est devenu un ami de sa fille Miyako.
Pendant cette lente cérémonie de salutations et présentations, François-Étienne Trévignon — ses amis l’appellent François, il utilise un prénom double pour se distinguer de son père, François Trévignon, le fondateur de l’entreprise — a commencé à lire les pages, à les regarder.
Il se rend compte assez vite que le papier est anormalement brillant. Il n’ose pas formuler la pensée qui lui vient : on dirait que ce sont des photocopies. Comme si le maître avait modifié ses procédés, ou posé un vernis sur ses feuilles, pour empêcher peut-être que les couleurs ne virent. Il hésite à poser la question à voix haute. Son téléphone vibre dans sa poche ; machinalement, il regarde.
Le message qui s’affiche tient en peu de mots : « Arsène Lupin reviendra quand les dessins seront authentiques. »
Aucun nom ne s’inscrit sur l’écran, le numéro de l’expéditeur ne figure pas dans son répertoire, mais il a son idée.
Il répond vite, dans la paume de sa main : un point-virgule et une parenthèse, ce clin d’œil, équivalent du « point d’ironie » que les linguistes ont cherché durant des siècles, que les adolescents des années 2010 ont imposé et qui est sans doute la dernière chance de survie du point-virgule au XXIe siècle.
Un bip vingt-huit secondes plus tard lui indique laquelle des personnes présentes dans la pièce vient de recevoir son message ; c’est l’Américain à lunettes.
Il va vers lui, lui tend la main :
« Vous ?
— Et pourquoi pas ?
— Tant que vous ne vous lancez pas dans les cambriolages de grandes surfaces, soyons amis. Je pense comme vous. Tadamishi nous prend pour des pigeons, ce n’est pourtant pas son genre, il est sérieux dans son travail. J’aime beaucoup cet homme.
— Merci. Pour les hypermarchés, vous avez ma parole, tant que vous continuez à baisser les prix au maximum. Cher Tadamishi, quand nous montrerez-vous vos véritables nouvelles œuvres ? »
Le vieux Japonais s’est effondré. Son regard si malicieux s’est fermé. Il s’est approché d’une des vitres antireflets qui protègent les planches. Il vient de se rendre compte de la substitution. Les encadrements et l’accrochage ont été faits en sa présence, ici même, par ses deux assistants et sa propre fille ; à aucun moment les feuilles n’ont pu être remplacées. À l’évidence, celles-ci sont fausses, et sortent d’une des grosses photocopieuses de l’étage, qui débitent des reproductions de grande qualité, indispensables pour suivre les étapes du travail, le passage du crayonné à l’encrage, la réalisation des transparents avant la mise en couleurs…
Le maître s’assied, prend la parole, explique qu’il n’y peut rien, que ce vol est pour lui une catastrophe : pour lancer la fabrication de l’album, il lui faut absolument les dessins originaux. Il est extrêmement méticuleux, il contrôle toutes les étapes de l’impression : son photograveur ne pourra rien faire de bon à partir de ces pages un peu luisantes sorties d’une machine. Il y a même des zones où le dessin est pixellisé. On ne peut pas bien imprimer, à des milliers d’exemplaires, à partir d’une reproduction. Il vient de perdre deux années de travail. Il murmure :
« Qui peut m’aider ? Qui parmi vous peut retrouver les quarante-cinq dessins d’Un autre quartier ?
— Vous êtes sûr de vos assistants ? demande le collectionneur belge.
— Ils travaillent avec moi depuis dix ans. Vous pouvez les interroger, ils sont ma famille… »
Une jeune femme entre, attirée sans doute par le silence qui s’est fait et sur lequel se détache la voix cassée du dessinateur. Respectueuse, en jeune Japonaise bien élevée, elle n’avait pas voulu paraître d’abord devant ces admirateurs de son père. Elle n’a presque pas fait de bruit en ouvrant la porte, mais tout le monde a tourné la tête.
Les cheveux tirés en arrière, en jean noir et T-shirt blanc, Miyako frappe par sa simplicité. La collectionneuse canadienne sourit. La jeune Japonaise aux yeux verts sourit à son tour, mais en direction d’un des hommes présents. Elle le regarde en riant presque :
« Vous préférez les sauces salées ou sucrées, je ne sais plus », énonça-t-elle dans un français doucement modulé.
Elle a reconnu tout de suite, malgré sa métamorphose vestimentaire et ses nouvelles lunettes à la Harry Potter, celui qui venait de temps en temps lui parler quand, étudiante à Paris, elle était serveuse au restaurant Planet Bento de la rue des Filles-du-Calvaire, l’homme qui l’avait entraînée dans cet incroyable voyage en Chine dans un avion rempli de milliardaires et de mécènes en goguette.
Elle savait qu’il viendrait, et se demandait bien sous quelle apparence et quelle identité. Il était un autre. Sa poignée de main était restée la même, elle la fit durer trois secondes de plus qu’il n’était nécessaire.
Mlle Miyako se souvenait en souriant de ces quelques mois à Paris pendant lesquels elle avait été la petite amie d’Isidore Beautrelet, au retour de cette équipée impromptue pour l’anniversaire de la chanteuse Naoko. Isidore lui manque, avec son sérieux, ses silences, ses enthousiasmes. À chaque fois qu’ils faisaient l’amour, il lui demandait de l’appeler Paul, étrange garçon.
Lupin, sous son déguisement, a pris son air sombre : il n’aime pas beaucoup se faire doubler.
Le vol des quarante-cinq pages les plus attendues par l’édition mondiale pour la rentrée prochaine, il avait bien l’intention de l’accomplir, avec ses troupes, et le soir même. Les droits de l’adaptation française ont déjà été achetés à la dernière Foire du livre de Francfort par Antoine Ganimarion, le frère de son inlassable adversaire, le Ganimarion de la police nationale. Lupin nourrissait le charitable projet de faire cracher le premier au bassinet, une somme dont il se souviendrait, et de ridiculiser une fois de plus le second, exquis coup double. Il avait déjà repéré les faiblesses de l’appartement, l’absence de caméras de surveillance, grave imprudence dans un atelier comme celui-ci — le monde de la bande dessinée semble ne pas avoir encore pris conscience des intérêts financiers qu’il met en jeu —, les cadres Ikea achetés tout faits, avec un système qui permet de décadrer très vite, sans outils, l’escalier de service qui part du petit vestibule, donnant sur la rue étroite derrière le bloc. Tout semblait tellement facile ! Un autre y était arrivé avant lui.