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Miyako prend la parole :

« Père, non seulement ce ne sont pas les pages que nous avons accrochées ce matin, mais il en manque une, ici. »

À côté de la grande fenêtre, il y avait en effet un clou et un espace vide. Négligence du voleur ? La page qui n’a pas été remplacée est-elle plus importante que les autres ? Un amateur a-t-il fait la bêtise de voler un des cadres, après le remplacement, en croyant que la planche était authentique ? Miyako doit savoir si cette feuille-là avait un sens particulier, une importance pour l’histoire, et Tadamishi n’a peut-être pas envie de le dire.

Lupin se tait. C’est François-Étienne Trévignon qui prend la parole, parce qu’il est un homme d’action, mais aussi sans doute parce qu’il a envie de montrer au gentleman-cambrioleur que ce dernier n’a pas le monopole du raisonnement :

« Mon vieux Juzo, nous sommes tous ici prêts à t’aider. Il faut que tu nous dises ce que représentait la page qui a disparu. Tu dois avoir ici tes crayonnés, tes brouillons, le synopsis. Quelqu’un ne veut pas que ton album Un autre quartier soit publié, pourquoi ? Je ne lis pas le japonais, même si je le parle un peu. Quelle est l’histoire ? »

Tadamishi, prostré, assis sur une des chaises qui entourent la grande table blanche, se tait, son visage exprime une souffrance de samouraï. C’est Lupin qui prend la parole pour que le vieillard puisse garder la face, avec cette fois un ample accent californien :

« Je crois que j’ai un peu compris de quoi il s’agit tout à l’heure, pendant que nous attendions en regardant les œuvres. Le quartier dont vous parlez est un des plus connus de Tokyo, là où sont implantées trois des plus importantes yakusas, ces sociétés du crime organisé, la mafia japonaise, comme on dit pour aller vite. L’album n’en parle pas, c’est sans doute comme souvent chez vous, cher Tadamishi, l’histoire d’un jeune homme qui recherche les lieux où ses parents ont vécu.

— Ils sont morts à Fukushima, ajoute alors Miyako, ils travaillaient à la centrale tous les deux, il est orphelin, il regrette l’époque où toute la famille était heureuse à Tokyo. C’est comme une fable : la ville ultramoderne devient le havre de paix où perdurent l’enfance et les traditions, alors que la campagne autour de la ville ravagée par le tremblement de terre et l’explosion de la centrale nucléaire est l’image de toutes les horreurs qui menacent le monde. Rien ne me semble explicite dans le texte au sujet de la mafia, mais vous avez raison, c’est leur décor, c’est leur domaine, aucun doute…

— Alors c’est clair, dit la Canadienne. Tadamishi est l’exactitude même, il a dû reproduire avec un réalisme absolu leurs maisons, les entrées, les sorties… Il a voulu dénoncer ces syndicats du vol et du meurtre, faire un album militant, et ils n’ont pas supporté. Nous devons l’aider. Il faut que ce livre paraisse.

— La mafia japonaise n’est pas comparable à son aimable pendant sicilien, auquel nul n’a jamais osé s’attaquer, dit Lupin, prenant l’air modeste de celui qui trouve que ce serait quand même tentant d’essayer. Les yakusas, ici, on connaît leurs adresses, les noms des chefs… Les immeubles qui leur servent de siège social n’ont rien de secret. Tadamishi n’a pas brisé de pacte de silence : il suffit de taper le nom d’une de ces sociétés sur Internet et on obtient l’adresse, la photo de la façade, et avec Google Maps une jolie vue aérienne qu’on peut agrandir à volonté. Qu’un album de dénonciation soit mal accepté par ces messieurs, je le conçois, et qu’ils aient voulu tuer le livre avant sa sortie, c’est bien possible. Mais ça ne nous dit pas ce que représentait l’image manquante, pourquoi elle ne devait pas être vue, même en photocopie. Vous seul, Juzo, avez la réponse. Il faut nous montrer les dessins préparatoires, le transparent qui a servi pour la mise en couleurs… Vous voulez bien ?

— Je n’ai rien dessiné de différent sur cette planche-là, je vous assure. Un building, une rue animée, je dois avoir encore les photos de repérage que j’ai utilisées. Venez voir, tout se trouve dans mon bureau. Je n’ai rien à vous cacher, mes chers amis, vous êtes ici parce que vous m’aimez, vous savez tout de mes modestes œuvres passées, vous comprenez tout, je le vois — et dans mon malheur immense, c’est une grande émotion pour le vieil homme que je suis. »

*

À l’hôtel, à trois blocs du studio Tadamishi, Sabine, Jacques dit Grognard et Karim attendaient les instructions du patron. Sabine fumait une cigarette électronique en prenant devant la glace des poses de femme fatale. Très Beauvoir, elle nouait en turban années vingt son écharpe de soie rouge.

Les deux autres jouaient, chacun de son côté, à des jeux stupides sur leurs téléphones. Lupin leur avait interdit les textos en style télégraphique : « Faites des phrases, tas d’illettrés, vous êtes de ma bande, un peu de tenue ! N’oubliez jamais que la Société des amis d’Arsène Lupin compte quatre académiciens français dans ses rangs ! Un peu de syntaxe, que diable, ça n’a jamais nui à personne ! »

Ils aimaient bien quand il imitait ainsi les inflexions du regretté Georges Descrières, au temps de l’ORTF, sous Charles X… Il leur interdisait aussi tous ces passe-temps de lycéens, le jeu Tokville et autres pitoyables Candytrash : il leur avait offert un coffret à l’ancienne en bois de rose avec des échecs, des dames et des dominos, dont ils riaient entre eux quand il n’était pas là.

Le plan était bien préparé, ils avaient même les trois valises à double fond — de vraies Vuitton, idéales pour passer inaperçu dans cette ville — qui serviraient à rapporter en Europe les quarante-cinq dessins. Ce soir, on passait à l’action.

Un message arriva sur le téléphone de Grognard : la localisation d’un immeuble à deux stations de métro de là, avec ce commentaire : « Savoir ce que c’est, qui y habite, qui y entre, qui en sort… »

Sept minutes plus tard, tous les trois étaient en faction, heureux d’être les éléments d’élite choisis par le prince des voleurs. Ils étaient une dizaine au total, en mission un peu partout dans le monde, pas plus, prêts à risquer leur vie.

Seulement, la planque ne donna rien. L’abribus voisin prit un parfum lupinien, mais les choses en restèrent là, et la fragrance se dissipa vite dans le vent. L’immeuble n’avait que deux sorties, des habitants paisibles, aucune trace ni de yakusa ni de gros bonnets de la finance, c’était un immeuble de rapport parmi d’autres — qui n’avait eu qu’un seul moment de gloire : quand Juzo Tadamishi l’avait photographié en vue d’en faire le décor de la planche 23 d’Un autre quartier.

Un nouveau texto du patron arriva sur le téléphone de Grognard, et le renvoya à ses jeux — même si le ton, impérieux, inhabituel, l’étonna : « Abandonnez immédiatement la maison et ce quartier. Retour à l’hôtel. C’est un ordre. » La planque avait duré trois quarts d’heure, pour rien, c’était un peu absurde. Le principe dans ce cas c’est de rester en observation jusqu’à ce qu’il se produise un élément nouveau. Le patron avait dû changer de cible : la maison n’était pas en cause…

*

À l’hôtel des milliardaires collectionneurs, pendant trois journées vides, Lupin, serein, sympathisa avec les autres, il devenait le meilleur ami de Trévignon, courait vingt kilomètres dans le parc voisin avant le petit déjeuner, imaginait d’acheter des actions d’exploitation forestière en Colombie-Britannique, racontait qu’il rêvait d’enlever aux enchères chez Sotheby’s la semaine prochaine un feuillet du Codex de Léonard de Vinci montrant d’étonnants dessins de lunettes, peut-être l’invention de la stéréoscopie, pour regarder des images en relief bien avant la photo…