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Il savait ce qu’il allait faire, et il ne le disait pas.

Il allait commettre d’abord une vraie mauvaise action. Pire qu’un crime, une faute — et de la pire espèce au Japon, une faute contre l’honneur.

La jeune Miyako avait envie de lui faire visiter sa ville. Il avait été si bon, à Paris, il y a deux ans, il l’avait emmenée au Louvre, au palais Garnier, au Petit Palais, qui était son musée favori, à la Fondation Cartier et au marché aux puces. Elle ne s’était pas beaucoup posé de questions sur cet homme d’affaires plus âgé, rencontré quelques jours après son arrivée lors d’une soirée donnée à la Maison de la culture du Japon. Il semblait savoir en l’abordant qu’elle était la fille du grand Tadamishi, une petite princesse manga. Il n’avait jamais cherché à se comporter avec elle autrement qu’en parfait gentleman, et elle lui devait d’avoir trouvé un emploi dans ce restaurant. Elle tenait beaucoup, comme les Japonaises de bonne famille de la nouvelle génération, à ne pas accepter l’argent de son père pour la traditionnelle année en Europe. Ce petit restaurant avait fait son bonheur, puisqu’elle avait vite repéré parmi les habitués ce beau Paul-Isidore, son futur petit ami français.

Lupin souriait en la regardant : elle n’avait jamais songé, la chère enfant, que s’il l’avait aiguillée vers ce restaurant c’était bien pour que cette idylle se nouât. Elle avait joué son rôle dans la partie qui lui avait permis de soumettre le jeune chercheur — partie pas finie, puisqu’il n’avait pas encore livré tous ses secrets.

En attendant, Beautrelet était loin et Mlle Miyako était ici. Et Lupin était Lupin : elle l’avait toujours regardé à Paris comme un homme inaccessible, entouré de femmes sophistiquées avec lesquelles elle ne pourrait jamais rivaliser. Ici, il était depuis trois jours le preux guerrier qui avait juré de défendre son père. Il était en baskets et en T-shirt, elle le trouvait plus proche d’elle, plus beau. Elle était déjà conquise quand, le second soir, il l’invita à dîner.

Bien sûr, ça n’était pas bien : piquer sa petite amie à Beautrelet, quand on s’appelle Arsène Lupin, ça n’est pas digne. Mais la demoiselle aux yeux verts était si jolie, si simple, si franche, le petit Paul-Isidore était si loin : qui le saurait ? Qui irait le lui dire ? Cela ne faisait-il pas quatre mois maintenant qu’ils avaient plus ou moins rompu ?

Beautrelet n’a rien à dire : ce que Lupin a donné, Lupin peut le reprendre — loué soit le nom de Lupin. Et c’est Miyako, d’elle-même, qui se pencha vers lui et l’embrassa.

*

Trévignon croyait fermement à la piste des yakusas, même si Tadamishi niait avoir signé un album militant : pour l’artiste ce quartier avait été traité comme un autre, cela l’avait amusé de dessiner les maisons des sociétés secrètes — comme au Japon elles sont publiques, cela ne présentait aucun danger…

Un de ses amis journalistes venait de lui envoyer un message pour l’aviser que Ganimarion, alerté par son éditeur de frère, qui risquait de perdre gros dans cette affaire, interrompait sa cure annuelle à Contrexéville et serait le lendemain à Tokyo. On allait voir ce qu’on allait voir. Pour Lupin, cela voulait dire qu’il fallait retrouver le coupable avant.

Cela lui laissait vingt-quatre heures, afin que l’inlassable Ganimarion arrive juste à temps pour constater qu’il avait fait le voyage pour rien et reparte, comme toujours, la queue basse.

Vingt-quatre heures c’est beaucoup trop, et pour occuper sa journée, en attendant de triompher, il découvrait le Musée national et son excellent restaurant, guidé par son nouvel amour, la demoiselle aux yeux verts.

C’est là, dans la grande salle des peintures, devant les rouleaux ouverts dans la pénombre, qu’ils tombèrent sur Trévignon, qui se livrait de son côté aux mêmes activités touristiques :

« Ce pauvre Ganimarion se prend pour Hercule Poirot ! Il nous a donné rendez-vous à midi, à nous tous, vous compris, Lup…, oups, pardon, Bill, mon cher, le grand Tadamishi, qui ne se remet pas, vous aussi, Miyako, il a demandé que la fille du dessinateur soit là, notre groupe de collectionneurs au complet comme si nous étions tous suspects, il est gonflé ! Vous croyez qu’il va nous asseoir autour de la table, prendre la parole en lissant sa moustache et révéler le nom du coupable ? Ça va m’amuser de voir qu’il va rater l’occasion de sa vie d’arrêter Lupin, et qu’il ne nous dira rien de plus sur le vol des dessins. Comptez bien entendu sur ma totale discrétion, je suis trop votre admirateur pour ne pas avoir envie de devenir, pour une journée, votre complice. »

Trévignon, en resservant Lupin, au restaurant qui se trouvait sur le toit, avait bien résumé la situation. Il en tirait une conclusion ingénieuse. Les yakusas n’aiment pas qu’on se moque de leurs petits clubs de réflexion. Le choix d’immeubles effectué lors de ses repérages par Tadamishi, quelles que soient ses intentions, ne pouvait que leur déplaire. Même si ses images ne pouvaient être que de peu d’utilité pour la police, même si elles ne contenaient ni secret ni dénonciation en règle, elles étaient une forme d’agression. Qu’on dise leurs adresses à voix basse en passant devant leurs barres d’immeubles c’était une chose, qu’on livre à tous les lecteurs du monde un relevé exact de leurs façades, ascenseurs, terrasses et autres escaliers de secours, la plaisanterie était peut-être un peu forte… Quant à la planche manquante, elle était sans doute, dans son genre, pire que les autres, elle montrait certainement l’immeuble d’un très puissant grand maître…

Trévignon sentait que la solution approchait. Il suggéra d’aller poser quelques questions au dessinateur, qui sans doute ne disait pas tout. Pour se moquer ainsi de ces réseaux si puissants, il faut avoir de bonnes raisons.

La demoiselle aux yeux verts s’effaça, prétextant qu’elle devait aller retrouver une amie de l’université — elle ne voulait pas que Trévignon puisse penser qu’elle était pour « Bill » un peu plus qu’une cicérone dans les musées. Elle avait peut-être aussi envie d’être seule. Ils regardèrent sa silhouette s’éloigner dans la marée des passants.

*

Ils trouvèrent leur hôte, comme tous les après-midi, faisant du sport lentement, avec une précision d’équilibriste, dans le petit jardin public en bas de sa maison. Il ne s’interrompit pas pour les saluer. Il était comme sous hypnose, en communion avec les arbres et les fleurs.

Lupin semblait connaître ces méthodes proches du tai-chi qui procurent le calme et redonnent de la tonicité aux muscles. Il commença, sans parler, à exécuter des mouvements, en réponse à ceux du vieillard. Ils dansaient tous les deux, au ralenti, sous les branches, et au bout de cinq minutes, le dessinateur commença à sourire, comprenant qu’il avait affaire à un expert. Rares sont les Américains qui pratiquent aussi bien les sports traditionnels du Japon.

« Nous pensons que les yakusas vous menacent, attaqua Trévignon sans attendre, interrompant cette scène de cinéma muet dont il ne savait pas si elle était comique ou poétique.

— Pourquoi croyez-vous cela, mes bien chers amis ?

— Vous les avez tournés en ridicule…

— Pas du tout. Je vous dois enfin la vérité tout entière. Mon album au contraire est une visite guidée cachée de leurs demeures. Mais jamais je ne montre l’intérieur. Je ne parle pas d’eux. Ils me protègent, vous savez…