— Ce sont vos alliés ?
— On ne fait pas d’affaires ici sans avoir conclu un contrat avec les yakusas. Cela fait dix ans qu’ils veillent sur moi. Je leur dois mon premier succès. J’ai dépensé beaucoup pour eux, mais je n’ai aucun regret. J’ai fait fortune… Vous cherchez dans une mauvaise direction, mes chers et honorables amis. »
La nouvelle n’étonna pas Lupin. Tous les Japonais riches et puissants qu’il avait rencontrés avaient plus ou moins conclu des alliances non écrites avec ces hommes qui n’étaient ni des gentlemen ni des cambrioleurs, et qui n’hésitaient pas à tuer. C’est une des raisons pour lesquelles il n’avait jamais lancé ses filets du côté du Japon.
Lupin avait d’abord fait mine d’approuver cette hypothèse. Si les yakuzas avaient vraiment volé Tadamishi, il suffisait de laisser la police de Tokyo faire son travail.
L’artiste, tranquille comme Baptiste, retourna à ses échauffements et à ses tractions. Il était clair qu’il avait trouvé ainsi une des manières les plus simples de vivre cent ans.
« Vous n’avez pas insisté, Bill, demanda Trévignon en suivant Lupin qui sautillait comme un gamin sur les trottoirs, quand je l’ai attaqué frontalement. Je ne suis pas certain qu’il ne nous ait pas menti. Si ça se trouve il est lui-même un des grands maîtres… Il veut simplement faire monter sa cote. Il a bien orchestré cela : il réunit notre petit groupe, venu de tous les pays, il fait en sorte que nous soyons les témoins d’un vol spectaculaire. Si les planches reparaissent, et il les fera sortir quand il voudra, elles vaudront une fortune. S’il les rachète lui-même, il leur donne une cote délirante, mais qui ne sera que le socle de la bataille qui suivra en salle des ventes… Nous aurons contribué à rendre mythique son album. Et il signe son forfait en rendant hommage, à l’arrière-plan de ses dessins, aux groupes sur lesquels il s’est appuyé pour devenir célèbre. C’est lui-même le coupable. Il se moque de nous. Nous devons trouver un moyen de le confondre vite avant d’être tous ridicules. »
Lupin continuait à marcher en dansant, cabriolant entre les réverbères, il avait l’air de jubiler, chantant du Sinatra en plein soleil. Il attendit un peu avant de reprendre la parole :
« Je ne crois pas, François, j’ai quelques agents à moi ici, j’ai photographié chaque planche l’autre jour avec mon téléphone, devant vous tous sans que personne s’en aperçoive, vous étiez si agités… Ces images leur ont permis d’identifier et de situer les fameux immeubles. En effet, Tadamishi s’est amusé, il n’y a pas de doute, c’est en plein dans le quartier des plus terribles yakusas. Mais ce n’est pas le cas de tous les buildings… La maison qui manque n’est sur aucune liste de demeures mafieuses : elle a une autre histoire. Que le vieil artiste soit un peu bandit ne me gêne pas…
— Certes. Vous avez une autre hypothèse.
— C’est bien fait, Google, vous savez : on a un immeuble en photo, on le retrouve, on le situe, et surtout on est renvoyé en deux clics à des articles qui en parlent.
— Moi je suis d’une autre école, je découpe dans les journaux auxquels je suis abonné et que je reçois avec mon courrier du matin, eh oui mon vieux, à l’ancienne, les papiers qui m’intéressent. Je les colle dans des cahiers depuis que je suis étudiant. J’en ai un mur entier dans mon bureau. Je peux retrouver n’importe quelle information qui m’intéresse ou qui a retenu mon attention en cinq minutes. Vous savez, mon système archaïque n’est pas mal… Je vous montrerai, à Paris.
— Votre méthode est excellente, mais pour trouver ce qu’on cherche. Ici, il nous faut trouver ce que nous ne cherchons pas, et Internet est, sans vouloir vous vexer, meilleur que vos archaïques et vénérables cahiers…
— Vous avez trouvé. Vous vous amusiez à me voir partir sur une mauvaise piste ?
— Je ne me serais pas permis. Je fais mes courses chez vous, vous savez, avec Trévignon c’est toujours bon. J’ai confiance. Mais j’ai trouvé, crebleu. Et c’est difficile à croire. »
Lupin, triomphal en rejoignant les autres devant le studio Tadamishi, expliqua à son nouvel ami que le vrai mystère n’était pas lié aux yakusas, mais au sujet même de l’album, fondamental pour le Japon contemporain : le tremblement de terre et l’accident nucléaire de Fukushima.
« La solution est presque toujours au cœur de l’affaire. Il n’y a que Sholmès pour penser qu’en abordant un problème par la périphérie on gagne du temps. Il me fait rire avec ses éternelles recherches de traces de boue et ses analyses de cendres de cigarette à la loupe binoculaire. Il suffit de regarder chaque problème en face, avec des idées simples. Tadamishi ne va pas tarder à revenir de sa gymnastique, il a en effet, je crois bien, beaucoup d’autres choses à nous dire… »
Après la catastrophe de Fukushima, des bruits étranges avaient couru, dont on trouvait de nombreux échos sur tous les forums des associations écologistes, selon lesquels le nuage contaminé ne s’était pas arrêté à la zone évacuée. Il se serait promené, au gré des vents mauvais.
Le nuage serait passé sur Tokyo.
Les adeptes de la théorie du complot soutenaient l’idée que la capitale avait été irradiée, et que ni le gouvernement, ni les médias, ni les « experts » ne l’avaient dit.
Tokyo contaminé, cela signifiait la mort de l’économie japonaise, la fin du pays… Les dirigeants de Pékin, qui toussaient au milieu de leur pollution aux gaz d’échappement, auraient eu de quoi triompher.
Arsène-Bill Lupin et François-Étienne Trévignon entraient dans la salle de réunion, où les autres avaient déjà trouvé place.
Tadamishi était là, il s’était changé et avait revêtu une blouse noire d’artiste à l’ancienne :
« Il manque Miyako, cher maître. Dites à votre fille de venir, elle nous sera très utile. J’ai retrouvé vos planches. Je vais vous expliquer comment. »
Lupin aimait ces coups de théâtre. La demoiselle aux yeux verts entra et s’assit à la table.
Il prit la parole, sans la regarder, comme s’il continuait pour tous les autres la conversation qu’il avait commencée avec Trévignon :
« Un jeune journaliste japonais a prétendu qu’on pouvait prouver que Tokyo avait été touché par le nuage de Fukushima. Il avait même fait des photos de ce qu’il appelait, sur son site personnel, sa pièce à conviction, avant que la police ne le fasse taire. Ses photos, c’étaient celles d’une maison qui présentait un taux de radioactivité élevé. La police a vérifié en secret, c’était vrai… Ce jeune homme, Miyako le connaissait bien, et les photos qu’il avait faites, il les a apportées ici. Car c’est ici qu’il vivait, avec vous, au studio… Il était devenu, cher Juzo, votre photographe, celui qui vous aidait dans vos repérages…
— Oui, reconnaît Tadamishi. Je le sais bien. Tonio Kagawara. Le garçon est aujourd’hui en prison. C’est très injuste. Ses articles étaient fondés sur une rumeur. Le taux de contamination de la maison en question était dû à deux bâtonnets d’uranium, volés dans la centrale au moment de l’évacuation. Un vol très dangereux, fait par des experts, des étrangers… Ils avaient payé une personne déjà contaminée pour qu’elle introduise ces deux petits morceaux radioactifs, aussi discrets en apparence que des règles d’écolier, à Tokyo. La maison a été vidée, mais on n’a pas vraiment fait évacuer le quartier, on aurait dû… C’était peu après l’accident, il ne fallait pas que la panique s’empare de notre ville.
— Votre jeune assistant a été convaincu de collaboration avec la Chine, c’était un espion. La vengeance séculaire de la Chine sur le Japon…