— Il a été manipulé. Il ne savait rien. Il sortira de prison. J’aime beaucoup ce petit, il avait de l’avenir comme journaliste. Vous vous trompez si vous croyez que c’est lui, parce qu’il a gardé les clefs d’ici et qu’il connaît tous mes tiroirs, qui a pu me voler. Je vous affirme qu’il est innocent. La preuve, il est en prison, c’est un bon alibi, vous ne croyez pas ? »
Lupin regarda Miyako.
Quand elle avait été la première à faire remarquer qu’il manquait une des planches encadrées sur le mur, le ton de sa voix, une nuance presque imperceptible, l’avait trahie. Elle n’était pas naturelle. Il avait su qu’elle connaissait la vérité — que lui ne devinait pas encore.
Le but d’Arsène, irrésistible dans son T-shirt de Yale University, avait été d’entrer chez elle, il savait que les planches volées ne pouvaient être que là. À l’époque où Beautrelet se serait fait tuer pour ses yeux verts, Miyako entretenait une correspondance plutôt compromettante avec ce jeune journaliste japonais qui vendait des photos à son père, Tonio Kagawara.
Lupin se contenta de prononcer ce nom en la regardant.
Elle baissa les paupières et ne répondit rien. C’était inutile. Elle savait, comme tout le monde, que Lupin avait possédé, vingt-quatre heures durant, toutes les données personnelles des utilisateurs de Facebook — et à cette époque, il connaissait déjà la jeune fille, il avait un œil sur elle.
Elle se tourna vers son père. Tout le monde l’écoutait. Elle n’avait rien à gagner à révéler l’identité du gentleman-cambrioleur. Il le savait. Elle avait trop à perdre en le trahissant. Elle avait été non seulement sa maîtresse mais aussi un peu sa complice, il voulait qu’elle s’explique :
« J’ai servi le Japon. J’ai servi l’empereur. Je t’ai servi, toi aussi, père, malgré toi. »
Ce discours est celui de tous les espions.
Lupin, dès l’époque où il l’avait repérée à Paris, savait que Miyako, petite princesse du Japon moderne, avait le profil idéal d’un agent de renseignements. Elle avait reçu mission de séduire Tonio Kagawara, journaliste qui inquiétait la police, de l’empêcher de publier ses pseudo-informations sur le nuage toxique. Elles avaient filtré tout de même.
« Toi, mon père, tu ne parles pas avec les filles, nous ne sommes pour toi que des servantes envoyées par le Ciel. Je ne savais pas que tu avais utilisé ces photos pour ton travail. J’ai tout découvert quand l’album a été terminé et qu’on m’a autorisée à le regarder.
— Ma fille aimée…
— Tu es de l’ancienne école, tu es comme un vieux cuisinier qui ne montre que son plat fini. Tu m’as fait peur hier, quand j’ai vu que parmi les maisons que tu avais représentées se trouvait celle que les Chinois voulaient utiliser, parce qu’ils l’avaient empoisonnée, afin de ruiner notre pays. Ton album allait relancer cette histoire, lui donner du crédit, en faire une légende urbaine. La maison contaminée allait devenir une des plus célèbres de Tokyo. Sur ce sujet, il ne faut prendre aucun risque. C’est l’avenir du pays qui est en jeu. »
Elle pleurait.
Lupin avait compris assez vite qu’elle avait reçu l’ordre du ministère de l’Intérieur de voler les planches, de rendre impossible la parution de l’album, d’escamoter l’image la plus gênante. En bon petit soldat, elle avait obéi, convaincue qu’elle agissait bien.
Elle était une des trois personnes à pouvoir le faire, puisque l’encadrement des œuvres avait été réalisé uniquement par les deux assistants de son père et par elle.
Dès les premières minutes, Lupin l’avait fait figurer en tête de la liste des suspects. Sa conviction était qu’elle était coupable. Sa méthode avait été d’en chercher les preuves, et de comprendre le mobile — il y était vite arrivé. Un Sholmès aurait d’abord glané les indices, puis émis des hypothèses, pendant que John Watson aurait posé des questions à tort et à travers, en traumatisant la gardienne de l’immeuble et la femme de ménage. Le pauvre Sholmès a trente idées à la fois, sa force c’est que son cerveau dopé par les substances illicites qu’il ingurgite les trie à toute vitesse, Lupin n’a qu’une idée, née de l’observation des faits et des décors, en un coup d’œil, ça lui donne toujours un peu d’avance. Sa devise est celle de Picasso adoptée aussi par le jeune Beautrelet, le credo des génies : « Je ne cherche pas, je trouve. »
Il était arrivé chez Miyako, le premier soir, après l’avoir emmenée danser au Velours, la boîte de nuit à la mode de la jeunesse tokyoïte.
Parmi les lustres de Baccarat, les lourds rideaux pourpres dignes des films de Visconti, en buvant des cocktails aux noms indéchiffrables, il l’avait trouvée si belle. Elle n’était plus la petite étudiante de Paris, c’était une femme originale et surprenante, qui avait pris sur lui, ce soir-là, une supériorité imprévue. Il était d’un seul coup un gamin face à elle. Elle allait lui rechercher à boire, le présentait à ses amies, l’entraînait pour danser encore alors qu’il aurait surtout aimé l’embrasser. Elle avait même osé, en regardant un des grands miroirs biseautés qui décoraient le corridor du dancing, une plaisanterie pour se moquer du petit Beautrelet :
« Vous vous souvenez, dans son studio de la rue du Pont-aux-Choux, il y a une haute glace toute pareille, je me moquais de lui en lui démontrant qu’il était narcissique à mort, Paul.
— Taisez-vous, pas ce nom, pas maintenant, terrible demoiselle aux yeux verts…
— Il n’était pas narcissique, au fond, je l’aimais bien. Il avait laissé ce grand miroir parce que l’agent immobilier qui lui a loué son repaire, dans l’antre du fameux brigand Cartouche, avait tout décoré, et qu’en fait il s’en moque, c’est un pur scientifique, il ne regarde même pas l’endroit où il vit… Chez moi, j’ai tout arrangé moi-même, je n’aurais pas supporté que cela soit fait par un autre…
— Taisez-vous. Arrêtez de me parler de ce garçon. Vous voulez me rendre timide ? Votre histoire avec lui est finie, non ? Venez. On sort. »
Quand ils furent arrivés chez elle, il était conquis, soumis, obéissant, amoureux, elle en avait fait sa chose — croyait-elle.
Lupin avait le sentiment de cambrioler un couple, mais pour le bien des deux. Devant cette jolie fille, comme souvent, il n’avait plus ni scrupules ni remords, simplement envie de la voir nue, cette nuit.
Il n’avait rien trouvé dans la chambre de la demoiselle aux yeux verts. Il se doutait bien qu’il n’y aurait pas deux gros dossiers, à peine cachés, sous le futon, qui auraient contenu les pages si précieuses. Il avait passé son doigt sur toutes les cloisons, pour vérifier si elles n’avaient pas été doublées de papiers.
Isidore, petit monstre, tu ne t’étais pas trop vanté de ta conquête. Tu avais préféré te faire discret, ne pas attirer l’attention de papa Lupin. Et toi, avec tes yeux verts toujours prêts à se baisser, cet air modeste et contrit, quelle comédienne… Il trouvait Miyako prodigieuse. Il n’avait jamais eu de maîtresse japonaise. Il ne regrettait pas d’avoir été un séducteur sans foi ni loi, c’était pour la bonne cause, car il n’oubliait pas pourquoi il se trouvait là, avec cette beauté.
Sur le rebord de la fenêtre, deux petits robots étaient les tamagoshis géants, de la taille d’enfants de six ans, ces humanoïdes qui devaient remplacer les chiens et aider leurs maîtres à devenir meilleurs, qu’elle avait laissés s’éteindre avec indifférence trois ans plus tôt, parce que ce n’était plus la mode — mais qu’elle conservait parce qu’au fond elle était sentimentale. Ce soir-là, le premier soir, elle ne lui avait vraiment pas laissé le loisir de chercher plus loin.