Le lendemain, en revenant dans ce joli appartement aux murs roses et vert pâle, il sut d’instinct où aller. Elle lui servit à boire, il prit le temps de tout admirer, les portraits d’elle petite fille faits par son père, les kimonos de cérémonie de son arrière-grand-mère dans leurs grandes boîtes de carton vert, les compositions de fleurs artificielles qu’elle appelait par leurs noms et qui étaient aussi des robots — carnivores — auxquels elle avait appris les tables de multiplication et des recettes de cuisine. Il avait attendu ensuite qu’elle disparaisse dans la salle de bains…
« Pendant que nous parlons, trois de mes associés sont en train de franchir la douane avec des valises qui ont été conçues pour dissimuler ce genre de papiers. J’ai agi ici pour la France…
— Pour la France ? fit Trévignon. Bill, je dois vous rappeler que vous êtes américain…
— On m’appelait aussi autrefois le capitaine Cocorico. Nous, les Américains, nous devons toujours montrer que depuis le marquis de La Fayette, l’amiral d’Estaing et le comte de Rochambeau, sans oublier Sa Majesté le roi Louis XVI et Beaumarchais, nous avons une dette envers la France. J’ai offert, à moitié prix, l’exclusivité de l’édition de cet album à l’excellente maison Ganimarion de Paris. Tant pis pour votre éditeur habituel, ici, au Japon, il se refera une santé en publiant le prochain. L’édition originale sera française. Je ne demande rien d’autre en remerciement. Les autres pays du monde traiteront avec Ganimarion pour les traductions.
— Je vais vous engager comme agent, dit le vieil homme avec un fin sourire…
— Votre contrat, cher maître, sera parfait. Ganimarion est une excellente maison, vous y serez bien. Et si Mlle Miyako trouvait quelque chose à redire à tout cela, je ferais en sorte qu’un de nos amis communs, un jeune chercheur qui souffre le martyre pour terminer sa thèse, soit informé de tous les détails de cette aventure. Vous l’aimez bien, puisque le mot de passe que vous avez enseigné à vos deux tamagoshis pour les faire revenir à la vie c’est le mot qui est au centre de ses travaux, un mot aux sonorités douces et suaves, en français : miel… »
La demoiselle aux yeux verts ne parlait plus. Elle regardait par la fenêtre le ciel de Tokyo, sans aucun nuage. Sa cachette était inviolable, comment Lupin l’avait-il trouvée, et à quel moment ? Jamais elle ne l’avait laissé longtemps seul dans l’appartement.
Il avait dit le mot juste et les deux monstres de plastique s’étaient ouverts : le ventre de chacun d’eux contenait vingt des précieuses pages. Ils étaient censés être les plus inviolables des gardiens.
Tous les invités de Tadamishi ainsi réunis autour du maître, heureux d’avoir retrouvé ses dessins, ne firent pas attention à Lupin, qui sortait en se faufilant entre les chaises et les tables vers l’escalier de service, emportant au passage quelques feuilles crayonnées qui traînaient sur une table. Ils venaient d’entendre la sonnette de la porte d’entrée. C’était l’inspecteur Ganimarion, qui les avait tous convoqués là et qui arrivait avec quatre minutes de retard.
Chapitre 4
La femme aux deux sourires
L’aventure de « la femme aux deux sourires » est la première de celles que me raconta Arsène Lupin, le soir où il me demanda de devenir son biographe et d’entamer l’écriture de ce livre.
Nous nous étions rencontrés à Étretat, devant cette chapelle des marins, si émouvante, qui domine le panorama, et il avait engagé la conversation de la manière la plus aimable, en me disant qu’il avait lu quelques-uns de mes romans.
Il me donna sa carte de visite, car dans la société contemporaine où tout passe par des écrans, des sites, des messages, la carte de visite, étrangement, n’a pas disparu. La sienne — je l’ai toujours — n’avait pas changé depuis les années 1900, finement et précisément gravée, imprimée en bleu-gris, sans adresse ni téléphone, un modèle d’élégance. Tout en lui parlant, je passais mon ongle sur les lettres pour vérifier qu’elles n’avaient pas ce léger relief que produisent les imprimantes à jet d’encre, détail qui m’aurait convaincu que je me trouvais face à un imposteur.
L’affaire de Strasbourg avait fait la une de tous les journaux télévisés, il venait de rentrer en scène et j’avoue que si j’avais choisi d’aller passer ce week-end à l’hôtel du Donjon, le meilleur d’Étretat, c’était avec au cœur l’espoir absurde que je le rencontrerais.
C’est dans la jolie petite salle à manger du donjon au décor anglo-chinois, illuminée par le coucher de soleil sur l’Aiguille, devant un solide plateau de fruits de mer mâtiné de cuisine moléculaire, qu’il me raconta cette histoire, dont il semblait très fier.
« Regardez l’Aiguille. J’ai habité là. C’était une œuvre d’architecture naturelle, que j’avais aménagée un peu comme le sous-marin du capitaine Nemo, Gustave Eiffel en personne m’avait donné des conseils, il avait fait les escaliers en vis, les passerelles intérieures…
— Vous aimez l’architecture ?
— J’aime fréquenter les architectes. Il faut que je vous raconte pourquoi. J’ai un très bel exemple en tête. C’est une courte histoire, dont vous avez sans doute entendu parler, mais qui est demeurée très mystérieuse pour le public. »
Cette aventure le montre sous son meilleur jour, et le soir même, dans ma chambre en haut de la tour, je la notai dans mon carnet rouge, au mot près, comme il me l’avait contée.
L’inspecteur Ganimarion s’était habillé tout en blanc, du panama aux mocassins. Une mission capitale venait d’être confiée à cet homme d’élite qui poursuivait son régime sans féculents avec la même application qu’il mettait à toutes choses.
Dans l’émirat de Barjah, si petit qu’on l’oublie toujours dans la liste des émirats, un grand musée, créé pour rivaliser avec ceux d’Abou Dabi et de Doha, sortait enfin des dunes du désert. C’était la Fondation Bagenfeld, assise sur l’indestructible fortune du grand fabricant d’aspirateurs suisses, qui avait décidé de s’allier avec le richissime émir pour constituer une collection d’art ancien et contemporain, ouverte au public du Golfe et du monde. Les expositions promettaient d’être plus spectaculaires encore que celles des autres nouveaux musées qui avaient ouvert dans la région. On allait voir ce qu’on allait voir.
Le Français Tristan de Paramparz, lauréat du Pritzker Prize, l’architecte choisi par l’émir, avait voulu avec intelligence mettre l’accent sur les expositions temporaires en créant, au centre du bâtiment reposant sur une forêt de colonnes, un saint des saints, encore plus sécurisé que le reste, qu’il avait appelé en riant, dès son premier croquis, la « salle de la Joconde ».
Ce premier gribouillis, fait sur la serviette en papier dans l’avion du retour, avait été la base de tout le travail de son agence qui l’avait reçu et étudié comme Perceval, Arthur et Gauvain à qui on aurait apporté le saint graal — et la petite serviette avait été achetée ensuite, à la fin du chantier, une fortune, par Sa Grâce l’émir de Barjah pour sa collection personnelle.
Des caméras partout, une porte qui se referme en quelques secondes à la moindre alerte, des murs de quatre mètres d’épaisseur avec en leur centre un blindage : jamais aucune tente bédouine, dont cette salle affectait de reproduire la forme extérieure, n’aura été plus solide. Le résultat ressemblait à un mastaba de l’ancienne Égypte, un peu perdu au milieu de tours qui avaient toutes des silhouettes de pots à crayons, de rouleaux de Scotch ou de décapsuleurs. Les architectes du monde entier avaient bien compris qu’il y avait là une source de moyens illimitée pour ceux qui voulaient s’amuser.