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L’inauguration après la livraison du chantier avait eu lieu dans les mois qui avaient suivi la réapparition de Lupin, et beaucoup de journaux avaient parlé de cette salle sécurisée en évoquant son nom, pour le défier — au lieu de décrire les richesses des collections, réunies en moins de deux ans.

Barjah possédait désormais un musée universel de taille réduite, qui alignait tout de même des idoles des Cyclades achetées à des armateurs grecs en faillite, un morceau de cloître d’une abbaye des Pyrénées bradé par un grand d’Espagne mis en prison pour corruption, et, chef-d’œuvre universel, une Dormeuse d’Ingres qu’on croyait perdue depuis 1815 et qui avait refait surface dans toute sa nudité païenne à la dernière foire de Maastricht. Le Louvre avait épuisé ses crédits, le Getty avait calé devant le prix, l’émir de Barjah, lui, avait eu envie d’un peu de nudité et de blondeur pour accompagner ses madones romanes, manière de prouver doublement combien son despotisme était éclairé.

Hélas, on ne parla que de la Joconde dans les grands médias, puisqu’il se murmurait qu’elle viendrait pour l’exposition inaugurale, et la presse spécialisée, que lisent les vrais amateurs internationaux — parmi lesquels l’émir de Barjah se croyait désormais une autorité importante —, hurla au pillage des vieilles collections occidentales. Le souverain absolu avait été furieux absolument. Il avait renvoyé son ministre de l’Information et son ministre du Tourisme, engagé à la hâte un ministre de la Culture, mais la presse est ainsi — il avait fallu son ministre des Finances pour le lui expliquer.

D’autant que la première exposition, pour faire plaisir à Paramparz, mais aussi parce que l’émirat souhaitait faire une démonstration de force, s’intitulait, en toute simplicité, avec un pluriel qui avait valeur de superlatif, « Les Joconde ». Le Louvre avait joué le jeu — contre l’important financement qui permit quelques années plus tard la rénovation et la couverture de la cour Lefuel dans le palais parisien — et dès lors tout était devenu simple.

Monna Lisa, qui n’était plus sortie de son musée depuis ses voyages à Washington, à Moscou et à Tokyo, irait à Barjah — mais pas seule. L’idée d’une exposition de pur prestige, si coûteuse qu’elle fût, déplaisait à l’émir, qui avait fait ses études en Sorbonne : il voulait une exposition avec un vrai but scientifique. C’était cela, désormais, la classe internationale.

Déplacer la Joconde, certes, mais pas pour se faire photographier devant comme les Kennedy, ces parvenus : pour la confronter à ses rivales, savoir enfin, grâce à la comparaison directe des œuvres, celles qui, parmi les copies, provenaient vraiment de l’atelier de Léonard, celles qui n’étaient que des faux, celles qui, peut-être, avaient une chance d’être en partie de la main du maître. Jamais cet exercice, sujet de nombreux livres et articles, n’avait été tenté dans la réalité. La Joconde, la seule, la vraie, celle de François Ier et de Napoléon, la Joconde du Louvre, serait exposée au centre, avec autour d’elle toutes les Joconde connues venues des grands musées et des collections privées les plus importantes.

Les copies criantes, les faux de fantaisie et les canulars éliminés, il en restait douze. Celle du Prado, redécouverte récemment après que sous le fond noir une restauration parfaite eut permis de retrouver un paysage, et dont certains disaient qu’elle avait pu être peinte en même temps que l’original, chez Léonard, et peut-être un peu avec l’aide du maestro, la Joconde nue de Chantilly, qui est un dessin admirable quoique trop lourdement retouché qu’on surnomme la Monna Vanna, la Joconde de Budapest, la Joconde de Sinaia, propriété des rois de Roumanie, dont il se murmure qu’elle avait été peinte par Klimt dans sa jeunesse du temps où il travaillait pour le souverain des Carpates qui voulait qu’on lui fabriquât des Rembrandt et des Rubens — sa monarchie en manquait —, la Joconde jeune, dite Monna Lisa d’Isleworth, qui a le grand défaut d’être peinte sur toile, cela formait un rang de perles, une ronde de demoiselles d’honneur autour de leur souveraine, douze Joconde dans une salle — et la treizième, l’unique.

Pour l’inspecteur Ganimarion, c’était du cake — ou plutôt de la salade de fruits : le plus extraordinaire piège à Lupin jamais inventé, avec toutes les conditions réunies, depuis les forces armées de l’émirat jusqu’aux astuces du génial architecte pour que l’ensemble fonctionne à la manière d’une luxueuse souricière. C’était comme ouvrir le plus raffiné des pots de miel devant l’abeille qu’on veut capturer, en tenant le couvercle à la main, prêt à visser. D’où ce superbe costume blanc, en lin, acheté avant de partir, en vue des interviews qu’il donnerait pour raconter la capture du cambrioleur.

Ce qui devait arriver arriva : Lupin annonça qu’il allait intervenir, sur la chaîne officielle de l’émirat, une semaine avant le vernissage de l’« exposition du siècle ».

*

La « caisse Bouchu » avait été conçue spécialement par cette entreprise d’élite, « Bouchu et Cie, emballeur d’œuvres d’art à Paris depuis 1889 ». La maison avait déjà assuré le conditionnement lors des voyages précédemment effectués par le fragile panneau de bois. Le lourd caisson métallique arriva de Paris au nouvel aéroport de Barjah, accompagné du président de la République et de sa jeune femme — qui avait travaillé son sourire avec une directrice de casting —, du ministre de la Culture et de la Communication, éternel célibataire, du président-directeur du musée du Louvre venu avec une délégation de ses conservateurs.

La vieille directrice de la maison Bouchu et Cie, soixante-dix ans, petit bout de femme en tailleur mauve posé sur des mollets Louis XV, avait voulu faire le voyage et être présente en personne pour l’ouverture de « sa » caisse. Ce serait le couronnement de sa carrière. Elle avait su séduire le ministre, qui paraissait fatigué, les traits un peu tirés, le menton tombant, et qui trouvait reposant d’entendre cette dame lui parler des expositions vues depuis les coulisses. Elle avait tout suivi depuis Toutankhamon, qu’elle avait emballé, puis déballé. En 1967, elle avait aidé son père pour l’arrivée des trésors au Petit Palais.

Un jeune conseiller ne cessait de proposer à l’homme d’État ses médicaments et remontants habituels, qu’il refusait dignement, prétendant qu’il ne s’était jamais senti en meilleure forme. D’habitude il se bourrait de pilules et de gélules, il semblait curieusement ragaillardi par ce petit voyage. Le président du Louvre venait d’être nommé, et il était l’objet de toutes les curiosités. Cet homme discret, dont le visage était inconnu, n’était guère apparu encore dans les médias. Il allait vivre là son premier coup d’éclat. Il semblait détendu et souriant. Sa décision de prêter la Joconde avait un peu surpris, mais peut-être n’avait-il pas eu le choix — les médias se gargarisaient de l’expression « diplomatie culturelle »…

Édith Bouchu jouait gros : elle devait conserver la clientèle du plus grand musée du monde à son entreprise familiale, et elle multipliait les occasions de montrer ses talents, fruit de décennies de métier. Elle avait mis un point d’honneur à ne rien facturer et à offrir au Louvre, au titre du « mécénat de compétences », cette Rolls des caisses, antichoc, insubmersible, garnie de blindage censé faire bouclier en cas d’attaque nucléaire, localisable au radar par trois cents mètres de profondeur, capable de résister aux pires cataclysmes. Le caisson ne s’ouvrait que grâce à un code, changé toutes les dix minutes selon un savant algorithme, dont la combinaison figurait sur un bracelet que portait le président-directeur du Louvre.