Au lieu d’être séparée en deux selon la ligne des charnières métalliques, elle s’était divisée en trois : la partie vide qui avait contenu le tableau du Louvre était bien visible. Seulement, l’arrière s’était entrouvert, laissant paraître une autre peinture, qui avait provoqué chez Édith Bouchu un tel saisissement qu’elle s’était évanouie.
Cet autre tableau était une Joconde plus belle que la Joconde.
Claire, rayonnante, avec des nuances de bleus et de verts admirables, des yeux profonds, un sourire impossible à peindre avec des mots.
En la voyant, certains se mirent à pleurer et tombèrent à genoux. Le président du Louvre s’assit par terre pour la scruter au plus près. Aucune vitre ne la protégeait, celle-là. Le ministre s’affola dans les bras de son vieux conseiller spécial, au bord de l’évanouissement lui aussi. Elle était là, mystérieuse, souriante, incomprise et illustre : la vraie Joconde — une de plus…
Il aurait suffi à l’inspecteur Ganimarion de réviser un peu ses classiques. Maurice Leblanc l’avait raconté dans L’Aiguille creuse : Lupin possédait, parmi ses trésors, l’original de la Joconde, volé au Louvre et remplacé par une excellente copie ancienne. Au moment où il avait dû abandonner sa retraite, lors de l’assaut final donné à l’Aiguille, c’était la seule œuvre qu’il avait emportée. Il ne s’en était plus jamais séparé. Il l’avait posée à côté de lui, sur les galets, au moment de partir.
Elle ressemblait, pensait-il, à la troublante Raymonde de Saint-Véran, son grand amour, qui mourut dans ses bras, victime d’un tireur imbécile, durant cette nuit tragique, à Étretat…
La copie de très belle facture, qu’il avait laissée au Louvre au moment de la substitution — opérée sans bruit en profitant du tumulte de l’Exposition universelle de 1900 —, commencée à Milan par Ambrogio de Predis, disciple doué de Léonard, et achevée au Clos Lucé par cet autre élève qui se nommait Francesco Melzi, était devenue célèbre un an après l’affaire de l’Aiguille creuse, au moment du fameux vol de 1912. Le peintre en bâtiment italien qui l’avait emportée sans façon était-il un espion du Kaiser ? On avait un instant soupçonné Pablo Picasso. Lupin riait sous cape. Il avait berné tout le monde.
Le tableau de substitution, que ce cambriolage naïf et maladroit avait consacré comme le seul original, avait été masqué, au fil des années, par une vitre épaisse. Le fragile panneau avait été agrémenté d’une importante barrière de mise à distance. Ce n’était pas pour protéger l’œuvre, c’était pour qu’on ne puisse pas y regarder de trop près. L’horrible secret se transmettait, depuis 1900, de directeur des Musées de France en président du Louvre : la Joconde du musée était belle, ancienne, précieuse, mais elle n’était plus celle de Léonard…
Ganimarion en rage trouva cette carte de visite, glissée contre le rebord du superbe cadre florentin sculpté qui entourait, dans le double fond de la caisse, cette quatorzième et ultime Joconde :
restitue à la France la Joconde que Léonard de Vinci avait offerte au roi François Ier. Sans elle, la magnifique exposition organisée par Sa Grâce l’émir de Barjah — qu’Elle soit louée dans les siècles — n’aurait pas été complète, ni aussi parfaitement utile à la science.
Il souhaite que soit ajoutée désormais sur le cartel qui accompagnera le tableau la mention suivante : « Don anonyme, en mémoire de Mlle Raymonde de Saint-Véran ».
La nuit s’était faite sur le donjon, Lupin me resservit un vieil armagnac, de la réserve de l’hôtel :
« Voilà, mon cher, je la leur ai rendue, Monna Lisa… Elle m’appartenait depuis plus de cent ans.
— Vous l’aviez volée.
— Il y a si longtemps, en 1900, je venais de gagner la médaille d’or de la compétition cycliste de l’Exposition universelle… En droit français, possession vaut titre. Le vol, que personne n’avait vu, qui d’ailleurs n’avait suscité aucune plainte, était plus que prescrit. La Joconde avait fini par m’appartenir légalement. J’ai ainsi pu m’offrir le plaisir de l’offrir. Je vous ai résumé un peu les choses, nous ne nous connaissons pas encore assez bien.
— Toute la presse en a parlé, pourtant je ne saisis pas tout. Ces deux heures d’obscurité des caméras vidéo, pourquoi ? C’était inutile.
— Tsss… Tsss…, la prochaine fois… Tu poses tout de suite les bonnes questions, toi. Aucun journaliste n’a commenté cela, et Ganimarion ne s’est même pas interrogé. J’avais besoin de ces deux heures, c’est même cela qui était essentiel…
— Et la porte blindée, vous avez bloqué le dispositif de sécurité de la salle…
— Une de mes nièces, la jolie Sabine — elle est architecte DPLG —, a fait un stage très opportun dans l’agence de mon vieil ami Tristan de Paramparz. Je le connais depuis toujours, sa cousine Isaure est une de mes amies de jeunesse… Pour me dédouaner auprès de lui, sans rien lui raconter bien sûr, je lui ai obtenu un immense chantier : le remplacement de l’immonde Opéra de la Bastille que la France va enfin démolir l’an prochain… Il est aux anges. Mitterrand l’avait raconté dans une émission où Bernard Pivot l’interrogeait, tu te souviens, il voulait que ce soit Paramparz — qu’il prononçait comme on doit le faire « part en part » — le lauréat du concours. Eh bien voilà, c’est fait, c’est arrangé…
— Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous aimez tant les architectes. C’est pour m’expliquer cela que vous avez voulu me raconter cette histoire, Lupin ?…
— Paramparz est l’exemple parfait de ce que j’aime chez eux. Je l’aime pour le croquis fait dans l’avion. Évidemment, ensuite il a fabriqué quinze maquettes, très structurées, il a pensé à tout lui-même, jusqu’aux ascenseurs pour les visiteurs en chaise roulante, mais ce que tout le monde a repris, ce que tous les médias ont commenté, c’est le gribouillis fait sur la serviette d’Air France. On l’a vu partout. C’est de ce dessin que s’inspire le logo du musée. Le griffonnage génial est à Paramparz ce que le garage de ses parents est à Steve Jobs, un mythe nécessaire. Eiffel avec sa tour…
— Vous avez votre Aiguille creuse.
— Non, mon monocle, dirais-je plutôt. Regarde, il est dans la poche de ma veste, au bout d’un ruban, je l’ai toujours ! »
Lupin fit tournoyer le disque de verre autour des tasses à café. Il avait l’air d’un prestidigitateur. Il devait sentir l’admiration dans mon regard et jubiler. J’ai décidé à cet instant que j’allais écrire ses nouvelles aventures, me lancer dans cette chronique de ses exploits du XXIe siècle.
Je lui demandai combien d’identités officielles il possédait. Il me répondit qu’en feuilletant la dernière édition du Who’s Who, il s’y était trouvé trente-deux fois, avec une grande diversité de dates de naissance, de fonctions officielles, de grades, de diplômes, et que cela l’amusait toujours autant…
« Et vous avez réglé cette affaire de la réapparition de la vraie Joconde à distance, depuis chez vous ! Vous étiez ici, à Étretat ?
— Du tout, mon jeune ami, j’ai voulu voir, de mes propres yeux, un spectacle si amusant !