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— Ça peut servir aussi. Vous vouliez continuer à me parler des usines de la Monnaie à Pessac ?

— Les usines de Pessac c’est très impressionnant, j’y ai fait un stage ouvrier au début de ma carrière, je venais d’entrer dans la bande. D’immenses entrepôts high-tech, on se croirait dans Goldfinger. Haute sécurité, des militaires partout. Le président de la Monnaie y a un bureau, où se trouve le coffre-fort. C’est ce coffre qui a été ouvert hier. Une catastrophe.

— Que peut bien contenir un coffre-fort dans une usine qui est elle-même impénétrable ? Les coins sont utilisés, j’imagine, on doit les mettre sous clef le soir, mais bon…

— Une fois de plus Monsieur n’y est pas. Ce qu’on a volé hier aux entrepôts de la Monnaie de Pessac, si ça venait à se savoir…

— On y cache un trésor national ?

— Si seulement… On a volé des dessins, monsieur Beautrelet. Et si ces dessins sortent dans la presse, c’est le gouvernement qui tombe, le président de la République qui s’en va, la Bourse qui s’écrabouille, les marchés qui perdent la confiance, l’Europe qui implose, les États-Unis qui nous piétinent, la chancelière allemande qui nous réduit en marmelade et qui nous danse sur le ventre… J’ai eu un choc quand j’ai appris ce qu’il y avait dans ce coffre. Le ministre, M. Lamoureux, ne téléphone jamais au patron, ils se parlent quand ils se croisent dans des réceptions, c’est convenu d’avance tout ça, vous pensez, mais cette fois ils ont pris la ligne sécurisée. J’étais là. Et lui, il est parti à Pessac dans la minute.

— La Monnaie de Paris a son musée, si je me souviens bien, qui possède des trésors historiques insignes, des monnaies de toutes les époques et de tous les pays, le monnayage de Syracuse et celui de Métaponte, qui est d’une beauté absolue, les pièces célèbres frappées pour Jean le Bon, la série de l’“histoire métallique” de Louis XIV… Mais tout ça c’est à Paris, sur les quais… Les réserves sont à Pessac ? C’est une œuvre d’art ? Pourquoi me parlez-vous de dessins ?

— Monsieur, je vois que vous êtes savant, et pas seulement en science, vous deviez être bon en histoire. Moi c’était mon métier, j’enseignais l’histoire, alors Syracuse, Métaponte, Jean le Bon, et patati et patata, je connais…

— Ce n’est rien de tout ça ?

— On a volé les dessins à partir desquels on a déjà gravé les coins pour ce qui ne devrait pas exister : les modèles qui permettent en moins de douze heures, s’il le faut, sur ordre du président de la République, de frapper à nouveau…

— Quoi ?

— Le franc ! Avec la date de cette année. Si on apprend que tout est prêt pour le retour à notre vieille monnaie locale… Le patron est très européen, il était comme fou !

— Où va-t-on ?

— À l’École du Rouvre, ça vous dit quelque chose ? »

*

Qui est cette petite fille que Beautrelet allait chercher en Suisse, à l’École du Rouvre ? Il sent qu’à force de ne plus penser à la conclusion de sa thèse, il est à deux doigts de la trouver. L’idée, toute simple, est à sa portée. Tantôt elle s’éloigne de lui, tantôt elle se rapproche…

Beautrelet a plusieurs hypothèses en tête. L’une d’elles s’impose, et il s’applique à y réfléchir avec méthode. Cette petite Aurore est, semble-t-il, née de parents inconnus, mais Lupin veille sur elle. S’il a demandé à Paul, qui n’a jamais songé à devenir médecin, de prendre l’identité d’un jeune interne, c’est peut-être, tout bonnement, qu’elle est sa fille cachée. Quel rapport avec sa thèse, ses recherches ? Lupin, en disant cela, voulait-il simplement faire un bon mot et s’excuser d’interrompre sa phase ultime de rédaction ? Un bébé-éprouvette ? Une fille de Lupin née par procréation médicalement assistée, ce serait un comble, lui qui a semé des enfants partout. Est-ce vraisemblable ?

Arsène Lupin a eu en effet, tous ses historiens et biographes l’ont écrit, une nombreuse descendance, il est peut-être même déjà au moins arrière-grand-père — mais une fille de trois ans, cachée en Suisse, quel scoop !

Si le jeune chercheur a fait fi rapidement de ses bonnes résolutions anti-Lupin, c’est qu’il s’est senti adopté : il a eu l’impression qu’Arsène avait désormais envie de lui faire connaître cette étrange petite sœur qu’il fait élever à l’écart. C’est qu’il a envie de laisser une chance au cambrioleur de lui livrer de sa propre bouche quelques-uns de ses secrets. Pour cette histoire de petite fille, il doute, il a peur que la vérité ne soit épouvantable, il ne sait pas tout. Il a aussi un mauvais pressentiment. Les aventures, ça peut être plus dangereux qu’on ne croit.

Jacques, enseignant dans l’âme, commentait les monuments en traversant Bâle : la cathédrale qui recèle la tombe d’Érasme, le musée, l’ancienne prison transformée en hôtel et qu’on appelle le Violon… Paul redevenait Isidore et n’écoutait pas trop. Très vite, ce fut la campagne, du côté de la Fondation Beyeler. Jacques devenait de plus en plus bavard — et Beautrelet, que les musées ennuyaient plutôt, n’en avait pas grand-chose à faire des morceaux de Nymphéas de Monet qui ont atterri là. Il demanda au chauffeur d’accélérer, ce qu’il se garda de faire. Aucun texto depuis celui de tout à l’heure. Son impatience tournait à l’exaspération.

Jacques, à cet instant, entendit un bip qui ne venait ni du moteur ni du grand orgue de Strasbourg. Un coup d’œil sur son téléphone. En un instant, sans rien dire, il accéléra. Beautrelet ne dit rien. Huit minutes plus tard, ils y étaient.

La grille peinte en bleu layette, au bout d’une longue avenue de chênes, faisait très bonne impression : les armoiries de cette pépinière de nouveau-nés de la jet-set se détachaient dans le fer forgé, avec la célèbre devise : In robore fortuna, « La fortune est dans le courage », que les mauvaises langues, les rustauds du canton de Bâle-Campagne, traduisent par « Y a du fric à l’École du Rouvre ».

Dans cette pouponnière pour ces heureux du monde qui n’ont pas encore appris à parler, et qui ont déjà tous pourtant été laissés là par leurs parents, Beautrelet arrive muni d’une lettre signée d’un certain professeur Artus de Limésy, « ancien interne des hôpitaux de Paris », pour venir consulter, en qualité de médecin envoyé par la famille, une jolie petite fille de trois ans à peine. La lettre précise qu’elle doit subir des examens de routine à l’hôpital américain de Neuilly, ce qui nécessite un petit aller-retour — et qu’elle peut être confiée sans difficulté au docteur Beautrelet, assistant du professeur de Limésy.

Pourquoi l’avoir mise à l’École du Rouvre ? C’est la meilleure et la plus chère d’Europe, on peut y être admis de la naissance à la fin du collège, mais il s’agit tout de même d’un mode d’éducation un peu rude. Il est vrai qu’on imagine mal un Lupin changeant les couches ou donnant le biberon. Il est toujours en voyage à travers le monde… Qui peut bien être la mère de cette enfant ? Pourquoi n’est-elle pas là pour voir grandir sa fille ? Lupin n’a rien dit, il a juste donné l’adresse, le chauffeur et une lettre.

« Désolé pour l’accélération finale.

— J’ai vu. Enfin.

— J’espère que nous n’arrivons pas trop tard. J’ai eu un texto du patron. Il a peur qu’on n’ait déjà enlevé la petite ! Il avait un mauvais pressentiment. Il avait capté des informations, avant-hier, c’est pour ça qu’il nous a demandé d’aller la chercher vite fait bien fait, il la veut avec lui. »