Jacques a bondi hors de la voiture. Il connaît les lieux. Il a entraîné Isidore directement dans le bureau du directeur, pour lui mettre la lettre sous le nez.
Aurore a sa chambre au second étage, ils prennent l’escalier en courant…
L’enfant est là. Elle dort. Personne n’est venu la voir.
« Tout va bien, dit Jacques, mais ne perdons pas de temps. »
Le médecin les accompagne jusqu’à la Jaguar. Jacques sort du coffre un siège d’enfant, le fixe. La petite Aurore, en pyjama bleu, ouvre ses grands yeux clairs.
« C’est moi qui vais conduire, Jacques, restez à l’arrière, vous vous occuperez d’elle mieux que moi…
— Entendu. On sera à Paris avant le lever du soleil. On va se relayer. On fera des pauses. La petite va dormir. »
À la première aire de repos avant Bâle, vingt minutes plus tard, Beautrelet « gare l’auto pour faire de l’essence », ainsi qu’il l’a dit en bon français de 1910, sans répondre aux questions de Grognard. Il s’est collé à une Twingo noire, alors qu’il aurait eu toute la place un peu plus loin.
Grognard fronce le sourcil. Heureusement qu’Isidore est là, ils sont deux au cas où ça tournerait mal, mais il ne se sent pas rassuré, faute de débutant de se garer comme ça. Il grommelle, ouvre sa portière.
Il faut qu’il récupère son arme, au cas où. Il l’a mise dans la boîte à gants.
Avant qu’il ait pu redresser la tête, face à lui, c’est Beautrelet qui tient le Sig-Sauer 2022.
Jacques est blême. Ce gamin le tient en joue. Trahi, par celui que le patron était prêt à considérer comme son fils.
À côté de Beautrelet, il y a une femme, tout en noir, qui est sortie de la Twingo au même moment.
Grognard la reconnaît. Ils parlent souvent d’elle dans la bande. C’est celle qu’on a vue à Strasbourg. Joséphine Balsamo.
Elle sourit. Elle aussi a une arme. Beautrelet, qui tient toujours le parabellum à la main, l’enlace une fraction de seconde, avant de parler.
« Pas de bêtise, Jacques. Je suis membre du club de tir d’Étretat, je m’exerce depuis que j’ai seize ans. Allez, tu montes devant, côté passager. Il y a un gadget dans ta jolie Jaguar que tu vas avoir l’occasion de tester, c’est la sécurité. Je vais t’enfermer dedans, et verrouiller. Il faudra le concessionnaire de Bâle et l’autorisation de la police pour sortir de là, demain matin j’imagine. Joséphine va s’occuper de la petite. Tu sais, elle saura, elle a une âme de mère. Il faudra dire à Lupin que ce n’est pas bien de jouer comme ça avec la vie des enfants. Tu entends ? Tu sauras lui répéter ma phrase ? Ce n’est pas bien de jouer avec la vie des enfants. Répète. »
Jacques, sans rien dire, s’installe à l’avant. Joséphine, en une seconde, détache Aurore qui commence à hurler. Elle monte avec elle dans la Twingo.
Le petit bruit d’horlogerie de la Jaguar qu’on verrouille juste après le claquement de la portière aurait ravi Jacques en d’autres circonstances. Il était prisonnier. Berné comme un bleu.
L’alliance de la Balsamo et de Beautrelet, il n’y avait pas pensé. Le patron ne l’avait pas vu venir non plus, ce coup-là ! C’était facile à prévoir pourtant, depuis Strasbourg.
À l’aller il avait eu un doute. Le moment où Beautrelet avait reçu un texto et pris l’air grave. Lupin lui avait dit : « Au moindre petit détail qui cloche, même si tu n’es pas sûr, tu préviens Karim, qui fera le lien entre nous. Je ne veux prendre aucun risque, tu entends ! »
C’est pour ça qu’il avait descendu la vitre et mis à plein tube Jésus que ma joie demeure. Il avait vu passer à sa hauteur la moto de Karim, qui les suivait. Il avait abandonné sa blouse grise d’épicier bobo et revêtu un blouson doré pour que Jacques le repère de loin. Quelques secondes, la musique avait été assourdissante, Jacques avait fait comme s’il s’était trompé dans le réglage, pour lui faire entendre quelques notes. Karim devait les escorter et alerter le patron en cas de souci, « même pour trois fois rien ». Il avait entendu malgré le vacarme de la route. Il avait sans doute appelé Pessac.
Jacques s’était trouvé idiot de lancer l’alerte pour si peu, une mauvaise impression qui s’était dissipée très vite ensuite, en parlant avec le jeune chercheur, qu’il trouvait si sympathique. Karim devrait être là, les avoir déjà retrouvés. Il n’allait pas rester sur ce parking.
Maintenant, il fallait avoir un peu de courage et appeler le patron. La consigne, en cas de gros pépin, c’est de dire les faits, sans phrases. Reste que l’alliance de ces deux-là est monstrueuse, sans parler de la différence d’âge : Joséphine Balsamo et Isidore Beautrelet, amoureux, complices, enlevant la fille de trois ans à laquelle Lupin tient plus qu’à sa propre vie. Elle, c’est une criminelle, mais lui, ce petit jeune si malin, comment a-t-il pu se faire avoir ? Elle se venge bien.
Jacques résume au téléphone, blême, en une phrase. Arsène lui dit qu’il n’est pas loin, il sera sur place en vingt minutes. Karim l’a prévenu. Il a deviné. Il aurait dû se douter.
Jacques dit Grognard entend alors au téléphone la voix de Lupin son chef, telle qu’il ne lui a jamais entendue, au bord des larmes, qui lui crie :
« Ce n’est pas ma fille, tu sais, cette petite enfant, c’est ma protégée, ma fierté, ma perle secrète, ma fiancée… »
La fiancée d’Arsène Lupin : c’est ce mot qui a fait que Paul Beautrelet a changé de camp. Il a lutté contre cette idée, il a étudié avec soin l’autre hypothèse, l’idée d’une fille cachée. Il ne pensait pas que Lupin lui demanderait son aide. Quelle inconscience ! Mais l’analyse ADN était claire. C’est ce que lui disait ce texto envoyé par Joséphine et qu’il avait reçu dans la voiture : « Il ne s’agit pas de sa fille. Cette enfant n’est pas de lui. Elle n’est pas à lui. »
Joséphine lui a apporté toutes les preuves, quand elle l’a rejoint en Suisse, sur ce parking horrible, les photos, les analyses médicales qu’elle venait juste de recevoir — et d’un seul coup, cet homme qu’il considérait comme un adversaire, qu’il aimait aussi, malgré tout, pour sa légende, pour ses exploits, pour son panache, lui a fait horreur. Un voleur d’enfant, d’enfant de trois ans.
Ils ont filé à Paris, d’une traite. Ils ont confié Aurore à une amie discrète de Joséphine, du côté de la porte d’Orléans, qui l’a couchée dans la chambre de sa propre fille, une vraie chambre d’enfant, où la petite allait avoir une amie, des jouets, une vie d’enfant normale, pour quelques jours, le temps de trouver une solution.
Cette nuit-là, Paul avait fait l’amour avec Joséphine sans retenue, sans remords, heureux de pouvoir se dire qu’il était, à tout jamais, dans le même camp qu’elle. Ils étaient au Peninsula, le nouveau palace à la mode, et ils avaient ouvert grand les fenêtres.
Il avait juré de faire justice. D’oublier Isidore et d’être Paul.
Il n’avait eu aucun scrupule, après ce que Joséphine, sa Joséphine, lui avait révélé, à trahir la confiance de cet homme. Décidément M. Lupin n’était pas un gentleman.
La petite fille, Aurore, avait été soumise, peu de temps après sa naissance, à un test ADN.
Pour reconstituer la stupéfiante vérité, Joséphine Balsamo avait mis moins d’un mois. Mais elle n’avait eu tous les documents qu’hier. Elle avait fait suivre Lupin, elle était allée travailler à l’École du Rouvre, comme aide-soignante, avait assisté au prélèvement sanguin qu’on avait fait à la petite fille. Elle ne comprenait pas qui était Aurore. Elle avait ensuite utilisé tous les fichiers ADN dont elle disposait, en vain : rien à la police nationale, où elle n’avait que des amis, rien du côté des répertoires des laboratoires américains où elle avait ses espions. Elle possédait aussi un mouchoir, trouvé par Ganimarion, volé dans son bureau quai des Orfèvres, qui avait été ramassé sur la scène du théâtre du Châtelet le soir où le policier avait réussi à toucher Arsène au bras, avant qu’il ne s’enfuie par les cintres. Contre toute attente, il n’y avait aucun ADN commun entre le cambrioleur et l’enfant.