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La réponse était venue de Suisse. Un ami de Joséphine, un des meilleurs médecins de Genève, qu’elle avait chargé de fureter du côté des laboratoires un peu plus secrets que les autres, avait retrouvé la trace d’un cambriolage qui avait eu lieu trois ans plus tôt. On avait fracturé l’accès d’un labo qui proposait à quelques clientes fortunées un service bien particulier, interdit par la loi dans plusieurs pays, mais que certaines sociétés américaines offraient à leurs meilleures employées. Il s’agissait de prélever et de congeler des ovocytes. Aux États-Unis, on présentait cela comme un progrès de l’égalité : pour que les femmes puissent être aussi nombreuses et puissantes que les hommes dans la jungle du business, il fallait qu’elles évitent de perdre les dix années décisives, entre trente et quarante ans, qu’elles consacrent plus ou moins à faire naître et élever des enfants. La congélation des ovocytes permettait d’être mère plus tard, une fois la carrière construite, et de choisir l’homme que mérite une femme qui réussit, sans qu’elle se sente obligée de traîner comme un boulet l’étudiant qui l’avait séduite en sortant du campus l’année de ses vingt-trois ans.

Hier, Joséphine avait confronté l’ADN d’Aurore à celui de sa vraie mère, que son ami suisse lui avait envoyé. Lupin détenait, avec cette enfant, qu’il retenait comme prisonnière, une arme, une botte secrète, le moyen d’abattre, quand il le voudrait, le plus puissant empire industriel français. L’ADN était formel : Aurore était la fille de la célèbre Hélène Blomot, qui ne pourrait pas nier, quand on la lui présenterait.

Aurore sera, quand elle aura dix-huit ans, l’héritière du groupe Blomot, la seule enfant de ce couple qui n’avait pas réussi à en avoir, Hélène Blomot — la plus célèbre femme d’affaires française, huitième fortune du monde —, et son mari, Athanase, le pianiste international. La petite fille, une fois son identité établie, aura tout. Lupin avait sans doute prévu de l’épouser et de prendre sa revanche.

Dans les magazines, le couple Blomot était de toutes les fêtes, ils avaient la quarantaine rayonnante, on les voyait à Saint-Tropez, au pôle Nord et au Vatican, ils étaient à la tête d’une fondation, créaient des musées d’art contemporain et des auditoriums pour les concerts de rap dans les cités défavorisées, ils avaient la charité exhibitionniste, et ne cessaient de racheter des entreprises, d’abord dans l’industrie textile, puis automobile, et enfin des usines chimiques. C’était l’exemple même de la réussite à la française. Quelques articles osaient ajouter que le drame de leur vie était de ne pas pouvoir avoir d’enfant.

La vérité est qu’à quarante-trois ans, Hélène Blomot avait enfin décidé qu’elle serait enceinte l’année suivante, que son mari, qui ne lui parlait plus guère qu’en public, avait fait savoir que si ce n’était pas lui le donneur, il n’en ferait pas un drame. Il reconnaîtrait l’enfant, quoi qu’il advienne. Il acceptait d’être père.

C’est alors que ce cambriolage avait eu lieu, dont absolument personne ne parla. Des dizaines de petites mallettes d’aluminium avaient disparu la même nuit des laboratoires Cazoar de Coppet, à côté de Genève, une filiale de l’empire Blomot. Parmi eux se trouvaient les éprouvettes qui appartenaient à Hélène Blomot, qui fit étouffer l’affaire.

Lupin aurait pu demander une rançon. Il fit bien pire : il offrit un bel appartement à une jeune femme qui accepta, à Paris, de porter un enfant, dont le père était un inconnu représenté par une autre éprouvette venue d’un hôpital de Grenoble. Dans ces conditions modernes naquit la petite Aurore. Lupin avait décidé de la maintenir au secret, et de la laisser grandir…

« Je suis Joséphine Balsamo, tu comprends, mon Paul chéri, la dernière héritière du comte de Cagliostro, le mage qui jouait déjà avec l’ADN sans le savoir au XVIIIe siècle, du temps du baquet de Mesmer, et qui aurait pu cloner la reine Marie-Antoinette s’il l’avait voulu à partir des quelques gouttes de sang qu’il recueillit sur l’échafaud le 16 octobre 1793. Ces histoires génétiques, je connais cela par cœur. Et j’ai des principes. Simples. On ne crée pas un enfant pour son plaisir, que dis-je, pour lui voler son argent. On ne dispose pas d’une jeune fille. On ne l’élève pas en secret pour pouvoir l’épouser. Tu vois enfin que cet homme a mal agi. Il me répugne. »

*

Le rendez-vous place Dauphine n’avait pas été annulé.

Lupin y serait. Beautrelet en était certain. Il avait retrouvé son studio de la rue du Pont-aux-Choux ; la botte de Cartouche, en façade, avait été repeinte, elle criait comme un fanal à l’entrée d’un port. L’épicerie d’en face était « fermée pour congés annuels ».

Au téléphone, avec l’élan du désespoir, Beautrelet avait obtenu du professeur Foucart la promesse que sa bourse de recherches serait prolongée d’un an, et qu’il n’était pas obligé de lui rendre ses conclusions de thèse à la fin de la semaine. Il respirait. Il allait mieux.

Ce rendez-vous à deux pas du Palais de justice, près de la statue équestre d’Henri IV, Paul tenait à y aller avec Joséphine, en amoureux.

Lupin était bien là, en terrasse, devant une orangeade, sans déguisement, démaquillé, vaincu. Il ne se leva pas pour les accueillir. Il paraissait accablé. Il ne leur parla même pas.

Ses yeux se fixaient sur Beautrelet. Ils se dirigeaient ensuite vers le visage de Joséphine. C’est comme s’il avait cessé de voir, cessé de penser.

Au moins ne fuyait-il pas leurs regards, il semblait même les chercher. Le couple ne s’est pas assis. La terrasse du café était vide. Il ne faisait pas si beau. Il n’y avait qu’eux trois sur la place déserte, avec au fond quelques joueurs de boules, et Beautrelet se demanda s’il n’y avait pas parmi eux Jacques dit Grognard ou Karim.

Joséphine, comme elle avait en face d’elle ce Lupin qu’elle avait autrefois tant aimé, et à qui elle avait offert tous ses secrets, se lança dans le grand air de la vengeance.

C’était la Reine de la Nuit :

« Ce que je ne supporte pas chez toi, Arsène, c’est le regard que tu portes sur les femmes. Tu es resté un ringard des années 1910, même pas de 1925. Quand la mode des “garçonnes” est arrivée, tu t’es récrié, cela t’a fait horreur. Tu aimes les robes du soir, les bijoux chers, les parfums capiteux. Les seules femmes qui comptent pour toi sont celles dont tu peux faire tes proies, tes objets, tes instruments, tes maîtresses. Quand une femme est riche, tu veux l’épouser, comme à l’époque où tu avais voulu devenir le mari légitime d’Angélique de Sarzeau-Vendôme parce qu’elle héritait des princes de Bourbon-Condé. La fortune des Condés ! Aujourd’hui tu rêves de la fille d’Hélène Blomot, c’est la même chose, il n’y a que l’époque qui a changé, et comme cette héritière n’existe pas tu la fais fabriquer afin qu’elle te serve, avec son prestige, son argent, son réseau. Tu crois que cette enfant acceptera, comme cela, parce que tu l’as voulu, parce que tu lui feras ton irrésistible sourire, de devenir Mme Arsène Lupin ? Sais-tu toi-même qui tu es ? Tu changes de nom, tu changes de visage, tu changes de vie, tu changes de maisons et de compagnes, tu as fini par être pour toi-même un illustre inconnu. Tu as peur, Arsène, d’être vraiment toi-même ? Tu as peur de ne plus savoir qui tu es ? De ne pas être capable de montrer à une femme qui est l’homme qui lui dit “je veux vivre avec toi” ? Tu as beaucoup fait souffrir, mais c’est toi, tu sais, que je plains. Et tu n’as plus le droit de continuer ainsi à faire le mal. “Lupin ne tue pas”, tous les journaux le répètent, mais tu fais pire, tu tortures, tu blesses, tu brises, tu casses tes adversaires, et surtout si ce sont des femmes. Tu ne tues pas parce que tu es lâche. Assassiner te fait peur. Aurore doit grandir comme une petite fille de son âge. J’ai tout fait pour que ce soit le cas. Tu peux être rassuré. Même si cela n’a pas été très facile à expliquer à ses parents. Ils sont arrivés à comprendre qu’ils avaient une fille, qu’ils avaient désirée, mais qu’ils n’avaient pas vraiment contribué à mettre au monde… Les seules femmes que tu admires, avec lesquelles tu partages des idées, que tu considères comme des égales, et j’ai été une de celles-là, je crois, souviens-toi, au fond tu les traites comme des hommes. Tu m’écoutes, Lupin ? »