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Elle ne le regardait plus, de peur que, d’un coup d’œil, il ne l’empêche de continuer. Mais rien ne pouvait faire taire Joséphine Balsamo, descendante des plus grands magiciens d’Europe, dernière du nom, la comtesse de Cagliostro :

« Pour toi je suis en quelque sorte un adversaire, un rival, un ennemi digne de croiser le fer avec toi, comme dit le cher Maurice Leblanc. Mais non. Je suis une femme, comme n’importe quelle autre. Une femme qui te parle. Qui ose. Regarde dans ton miroir, l’Arsène ! Tu es un séducteur ringard, un gominé, un danseur de tango de l’entre-deux-guerres, tu as un côté mes-hommages-madame qui fait pitié, tu n’as pas su évoluer, tu n’as pas su rajeunir. Regarde la pauvre Miyako, une fille intéressante, intelligente, ouverte, tu n’as vu en elle que la demoiselle aux yeux verts, une poupée que tu pouvais jeter dans les bras d’Isidore, pour qu’elle te soit utile, un délicieux petit objet de porcelaine dont tu as eu la fantaisie, sans scrupule, de te rendre maître à ton tour, avant de la mettre au rebut, en l’humiliant devant son père. Alors que cette fille avait fait un travail formidable pour son pays, alors que c’était elle qui était héroïque dans l’aventure, et pas toi. Regarde-toi, Lupin, tu es un bel homme, athlétique, séduisant, intéressant, tu as des idées sur tout, tu comprends le monde mais ton cœur a cent ans, peut-être même un peu plus. Alors tu fais l’avantageux, tu pirouettes, tu danses entre les réverbères et tu sautes par-dessus les haies, mais ça suffit, maintenant. Arrête-toi et observe-toi. Tu devrais te faire horreur. Tu ne cambrioles pas les mêmes choses qu’en 1900, mais tu as le même regard. Tu te souviens de la chanson de la télévision, la série inspirée par tes aventures, tu aimais bien l’ORTF, encore une de tes périodes fastes, c’était Jacques Dutronc : “Et quand il rencontre une femme, il lui fait porter des fleurs.” Mon pauvre ! Tu en es encore là ! Tu n’as pas compris que les femmes n’en veulent plus de tes bouquets de chez Lachaume ! Tu les fais rire ! Et c’est trop tard, mon vieux, tu ne changeras plus… »

Lupin alors se leva.

Il n’eut pas un geste vers Paul, et ne s’adressa qu’à la Cagliostro :

« Hélène Blomot est une tueuse. Cette femme est un monstre de glace. Elle a bâti son empire en dix ans, en marchant sur trente têtes. Elle n’a depuis toujours qu’une idée, réussir. Pas le temps d’avoir des enfants. Son mari, le pianiste, c’est comme si elle l’avait voulu tel un ornement dans son jardin d’hiver, un bel animal, comme si elle l’avait castré. Elle avait eu recours à cette clinique spécialisée dans la congélation des ovocytes pour s’offrir un luxe de plus : avoir un enfant, pour avoir une héritière, pas pour l’aimer, pour avoir sa fille après quarante-cinq ans, une fois l’empire construit. Elle allait “faire un bébé”, comme disent certaines femmes, pour posséder un instrument de pouvoir de plus. Cette enfant, je l’ai sauvée, cette petite Aurore, je lui laissais le droit de faire ce qu’elle voulait de sa vie. Elle m’aurait aidé à ruiner sa mère, c’est entendu, mais grâce à moi elle échappait au terrible déterminisme de cette famille, je l’aurais rendue libre. »

Paul l’interrompit :

« Vous vouliez qu’elle passe toute sa vie dans des pensionnats suisses, c’était votre idée de son bonheur ?

— Et pourquoi pas ? Je voulais en faire une femme indépendante, qui à dix-huit ans serait devenue une femme riche. Je l’aurais protégée, comme une petite fiancée, mais je n’avais pas l’idée absurde d’en faire une épouse. Vous me voyez, épousant une femme si jeune… Joséphine Balsamo, elle, est une femme cougar d’aujourd’hui, elle croit que tout le monde lui ressemble. Une petite fille de trois ans… C’est vous deux qui êtes des monstres. Maintenant, qu’allez-vous faire d’elle ? Vous voulez la mettre dans un orphelinat, la manipuler pour qu’elle prolonge la dynastie des Cagliostro ? Vous avez réellement raconté tout cela aux Blomot ? Ils vous ont crus ? Toi, Isidore, j’espère que tu auras de vrais enfants, une nichée de petits Beautrelet, pour l’avenir, que je puisse continuer ma longue histoire d’amitié avec ta famille…

— Lupin, ça suffit, coupa la Cagliostro. Cette enfant, nous avons agi pour qu’elle soit entourée de vraie affection, comme n’importe quelle petite fille de son âge. Cette histoire montre ce dont tu es capable. Tu t’es jugé. »

*

Dans Le Figaro, le lendemain matin, la rubrique « carnet du jour » annonçait qu’Hélène et Athanase Blomot se réjouissaient d’annoncer l’arrivée dans leur foyer d’une petite Aurore âgée de trois ans, qu’ils avaient été heureux d’adopter.

Chapitre 6

Le bouchon de cristal

Arsène Lupin se souvient d’avoir connu le spleen, la mélancolie des paquebots, le vague des passions, les dimanches d’août, la nausée des mauvais matins et la tristesse des fins d’amour, mais pas autant que ces derniers mois. Il se sent seul. Sa petite bande s’ennuie de lui et attend en vain ses ordres. Il navigue ce matin-là entre deux rêves au-dessus des cimes des arbres du bois de Boulogne qu’il aperçoit en face de son lit. Il est déjà passé par ces moments, au cours de sa trop longue vie d’aventures, sa vie secouée entre deux mondes, sa vie d’enfant fugueur et maltraité, de séducteur trop vite comblé et si souvent déçu, de cambrioleur insatiable et insaisissable, jamais satisfait, mais cette fois, il expérimentait seul, depuis deux mois, face à lui-même, une maladie à laquelle il ne s’était pas vraiment préparé, le mal de ce temps : la dépression.

Il n’était pas un gentleman. Il n’était plus un cambrioleur. Il n’avait plus de goût pour rien. Plus de goût pour la vie, plus d’envie de faire du sport ni d’enrichir son répertoire de naïfs à escroquer. Quand on est incapable de mourir, cela complique encore un peu les choses : lui, le magicien qui n’avait plus le goût d’inventer de nouveaux tours, au moins avait-il la satisfaction d’être un cas d’école. Il avait envie de demander à Grognard de se déguiser en Lupin et de vivre un peu à sa place… Il se répétait, en regardant le plafond, cette triste rengaine : « Je… néant… vide… rien… »

Même l’envie de taquiner le Ganimarion semblait lui être passée. Pourtant, Arsène est content de sa nouvelle « chaumière à surprises » — comme on disait au temps de Marie-Antoinette à Rambouillet — ultracontemporaine. Son ami Frank Gehry — Lupin non seulement aime les architectes, mais il leur donne plein d’idées — lui a aménagé au sommet de la nouvelle fondation culturelle qui vient d’ouvrir au Jardin d’Acclimatation, en bordure du bois de Boulogne, un penthouse invisible du sol, quatre pièces bien conçues avec une vue panoramique, qui lui suffisent : il a toujours aimé la belle architecture. Celle-ci ressemble à un avion de glace, enseveli sous les séracs et les blocs transparents abandonnés par les avalanches, traversé de soleil, un igloo de grand luxe pour ours bipolaire.