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On y accède par un ascenseur bien visible, dans le fond du hall du nouveau bâtiment inauguré l’an passé, à côté de la librairie : aucun visiteur de ce lieu d’expositions à la mode n’a jamais remarqué les allées et venues de ce personnage, qui n’est jamais tout à fait le même selon les jours. À la nuit tombée, un badge donné par le propriétaire lui permet de passer devant les vigiles : c’est un des lieux les mieux protégés de France. Il erre, de nuit, parmi ces collections d’art contemporain, ces immenses formats — que c’est malin de lui avoir proposé d’habiter là, il s’y sent chez lui et n’a aucun désir de cambrioler, ce qui serait de la pure ingratitude.

Le matin, il aime voir ces voiles gonflées, ces coques transparentes qui font naître, exprès pour lui, des arcs-en-ciel, mais ne suffisent pas à son bonheur. Il aurait envie de remplir ces hautes salles blanches, d’y accrocher des toiles historiques à touche-touche, du sol au plafond, comme dans les grands salons d’un musée du XIXe siècle — « ça aurait de la gueule ! ». C’est pour lui, déjà, en 1889, que Gustave Eiffel avait créé ce joli « deux pièces-salle de bains », au sommet de sa tour, qui se visite encore aujourd’hui et qu’on a baptisé, pour faire taire les rumeurs, « appartement de M. Eiffel ». Du haut de ces monuments, il ne domine pas seulement la ville, mais l’époque tout entière.

Il s’est dit, quand il est venu là, que ça serait excellent pour son moral de loger à l’intérieur d’un gros diamant. Il y a d’ailleurs apporté le Régent, son jouet favori en ce moment, le plus beau des joyaux de la Couronne. Il s’amuse à le regarder, à souffler dessus pour voir la buée s’effacer d’elle-même en un instant, à le comparer au Wittelsbach, qu’il a acquis l’an dernier et qu’il a placé dans un vide-poche sur son bureau. Personne, au Louvre, n’a osé dire que le caillou avait été volé. Au musée c’est un sujet tabou, dans la galerie d’Apollon, cela fait plus de six ans que la grosse vitrine en bois doré portant les initiales RF entrelacées, ce gros coffre ventru où la République expose les vestiges de la royauté, ne présente plus le Régent. Le Louvre a prétexté les échafaudages nécessaires aux travaux de restauration, qui font qu’on ne peut plus sécuriser la galerie — mais il n’était pas bien compliqué de montrer le Régent ailleurs… Et s’il y a en effet des échafaudages à cet endroit, il est facile de voir qu’ils ne masquent pas de travaux. Lupin a constaté que nul n’a protesté : les journalistes s’en fichent, le ministère n’a rien osé faire, et aucun visiteur du musée ne semble s’être étonné de l’absence du diamant, toujours vendu en carte postale. La France aurait pu le vendre, l’hypothéquer comme pendant la campagne d’Italie du général Bonaparte, le mettre au clou, cela aurait été dans l’indifférence générale. En 2017, pour le tricentenaire de son acquisition, Lupin avait l’idée d’une restitution à la nation, mais cette fois avec une contrepartie, un vrai titre de propriété de l’Aiguille d’Étretat, d’où il avait été honteusement délogé et où ses appartements, vides depuis si longtemps, devaient sentir l’humidité.

En attendant, rêvant à tous ces hauts personnages de l’histoire, ses prédécesseurs, dans sa maison solitaire, toute fraîche, Lupin fait jouer entre ses doigts gantés de chamois blanc la pierre qui orna le gilet de Philippe d’Orléans, le chapeau de Louis XV, l’épée de Louis XVI, le glaive du Premier consul, le décolleté de Marie-Louise et le diadème à la grecque de l’impératrice Eugénie. À la différence du Sancy ou du Hope, qui portent la poisse, le Régent a toujours été un peu caméléon, donnant sa chance à qui était heureux, et laissant le malheur à qui n’en était pas digne.

Lupin a opacifié, avec une télécommande grande comme sa carte de visite, les cloisons de verre de la chambre, et se concentre sur son écran. Aujourd’hui, comme depuis un bon mois déjà, il est tel qu’en lui-même : ni lentilles de contact de couleur, ni cheveux teints, ni botox ni fausses rides, il s’offre de temps à autre ces moments — que Ganimarion donnerait cher pour pouvoir filmer — où Lupin n’est rien d’autre qu’Arsène. Autrefois, ces jours-là, il se préparait un bon dîner en s’inspirant des recettes de sa vieille Victoire. Lucullus-Lupin dînait alors tranquillement avec Arsène-Lucullus. Il avait la paix. Mais là, il regarde le Régent en éventrant des paquets de chips, il n’a pas faim, et même plus la force de se raser. Depuis des mois, il ne s’exerce plus avec ses haltères, ne court plus le long de la petite ceinture entre les vestiges du Paris disparu. Il se fige devant son ordinateur et regarde des séries anglaises.

Il est tombé dans une sorte d’addiction pour la série La Mort qui rôde, produite par la BBC. Les trois premières saisons ont connu un immense succès commercial et mondial. Il a été pris d’une forme de folie en regardant pour la dixième fois un des derniers épisodes, filmé de manière magistrale, en se demandant comment l’héroïne, Wallis, va ressusciter, alors qu’elle vient de se noyer et qu’on a repêché son corps dans le Loch Ness.

On a vu son cadavre en gros plan, et la police a reconnu que c’était bien elle, analyses ADN à l’appui.

À la fin de chaque saison, il y a un mort, dans un lieu célèbre et surprenant.

La société de production a lancé un jeu, avec une cagnotte colossale, digne d’une série de diffusion planétaire, remise au vainqueur. Il faut deviner qui va mourir, dans quel genre d’endroit, et de quelle manière — sachant que des indices ont été instillés dans les épisodes précédents, bien sûr. Au début de la série suivante, qui sort un peu moins de six mois après, le mort réapparaît, et on comprend seulement à ce moment-là comment le crime a été organisé — ingénieuse manière de pousser à regarder la suite.

Lupin, qui ne tue jamais, est le champion des faux cadavres et des résurrections. Les acteurs de La Mort qui rôde lui plaisent, cette Wallis a du chien, les décors sont superbes, la construction du scénario irréprochable. Ces séries sont tellement mieux faites que les enquêtes et les aventures du monde réel…

D’où l’envie d’aller cambrioler ces histoires qui passionnent tout le monde. Lupin, de guerre lasse, a voulu jouer à manipuler ces fictions à rebondissements dès la fin de la première saison. Pour ne plus rien avoir à faire avec la vraie vie, sans doute. Certes, il n’aime pas la part de hasard qui subsiste dans ce jeu — on peut deviner sans avoir vraiment réfléchi, aller d’instinct vers la solution, sans trop de raisonnement — mais il a envie de gagner, ça l’amuse. Il a donc tout organisé pour cela.

Une première fois, il a gagné sans difficulté, sous le nom de Luis Perenna, domicilié à Barcelone, et il avait même donné une interview pour expliquer qu’il avait revu dix fois la série avant de déduire le nom de la victime et celui de son assassin.

Pour empocher la somme de dix millions d’euros mise en jeu, il avait pensé que le plus simple était de contrôler cette série. Une seule solution pour cela : écrire lui-même la suite. Construire un bon scénario, trouver l’astuce qui servirait à perdre le spectateur quelques instants avant le meurtre, c’était dans ses cordes.