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La seule difficulté c’est qu’à Londres huit scénaristes travaillaient déjà, en cascade — l’un pour l’idée générale, l’autre pour la structure, le suivant pour un premier jet des dialogues, un autre pour les traits d’humour britannique, jusqu’au relecteur ultime chargé de tout unifier et de ciseler les futures répliques cultes, tous soudés par un bon esprit d’équipe, dans une maison du quartier de Kensington —, et qu’il était compliqué de les remplacer par huit experts de sa bande.

Au lieu d’enlever les huit scénaristes, ce qui aurait fait du bruit, il les avait invités à participer à un atelier d’écriture de grand luxe. Il les avait installés à Saint-Barth, dans un palace de rêve : La Grotte des Demoiselles — du nom d’une curiosité naturelle d’Étretat —, qui lui appartient, avec l’accord enthousiaste de la société de production. Pour ces huit dialoguistes, trouveurs d’idées et autres fabricants de suspense, cette transplantation brutale aux Caraïbes avait été, comme prévu, l’équivalent des délices de Capoue pour les armées d’Hannibal : entre la piscine, la plage, les cocktails, le confort des petites maisons de bois, les longues siestes sur les pontons et les promenades en mer, ils avaient oublié le temps, les délais, le style, les règles les plus simples de l’écriture. Ils goûtaient mollement à la joie de la reconnaissance internationale que leur avait apportée leur génie. Lupin filtrait leurs mails, sous couvert d’assurer la sécurité au nom de l’hôtel, et s’apercevait qu’ils envoyaient, comme il l’avait prévu, pour chaque épisode, des scénarios de plus en plus nuls — et en réalité il s’amusait comme un adolescent à les réécrire entièrement, et à transmettre les résultats aux équipes de tournage qui grelottaient en Écosse.

Il devint ainsi le seul véritable auteur de la saison 2, cambriolée de l’intérieur — sans qu’aucun des scénaristes ait osé se plaindre du magnifique résultat. Tous avaient vu la série, et aucun n’avait moufté — puisqu’on leur avait promis de reconduire leur pension au soleil, chacun faisant mine de croire que son confrère avait sauvé in extremis un scénario un peu moins réussi que d’habitude. Lupin s’amusait comme un fou.

Un peu avant la diffusion du dernier épisode de cette saison-là, il avait sans peine raflé une cagnotte qui s’était enrichie grâce aux paris en ligne et aux réseaux sociaux. Désormais, tous voulaient savoir si le génial Luis Perenna de Barcelone réussirait à trouver le fin mot de la saison 3. Le Catalan se murait dans le mystère, nul ne l’avait revu depuis sa tonitruante intervention de l’an passé.

Mais cette fois il sèche. Alors qu’il aurait dû gagner de nouveau. Puisqu’il avait triché exactement de la même façon. Son désintérêt général pour le monde lui avait, là aussi, dans cet univers factice qu’il pensait contrôler, joué des tours…

Lupin était dépassé. Les morceaux de scénarios envoyés depuis Saint-Barth étaient encore plus mauvais que d’habitude — et lui, au lieu de frétiller, de réécrire dans la fièvre en riant beaucoup, s’était retrouvé plongé dans une angoisse qui lui faisait mal, premier symptôme de la dépression qui ne tarda pas à le submerger : plus d’idées, plus de ressort, juste un sentiment d’impuissance devant des textes médiocres, qu’il retouchait à peine avant de les renvoyer à la production, lassé, blasé. La série 3 s’annonçait lamentable. Il avait baissé les bras. C’est alors que, cinq mois plus tard, le premier épisode était sorti.

Un épisode parfait, avec cette Wallis qui enchaînait les mots d’esprit, indifférente en apparence à l’atmosphère sinistre de la campagne écossaise en plein hiver qui créait un incomparable décor. Elle avait décidé, pour protéger son mari, agent secret, de s’afficher avec une doublure, un clochard de Glasgow qui ressemblait vaguement à l’homme traqué, et à qui elle offrait une vie de gentleman-farmer, qu’elle éduquait, habillait avec élégance, et qui servirait de chair à canon le jour où les terroristes le dégommeraient. Ce mélange de Pygmalion à la George Bernard Shaw et de terrorisme afghan électrisa le public. Évidemment, le clochard, qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, tombait amoureux de cette bienfaitrice envoyée par le Ciel — et le véritable mari, planqué, cessait brutalement de donner signe de vie. Les assassins cernaient la maison, observaient la vie du couple — qui faisait encore chambre à part à la fin de l’épisode. Des webcams avaient été posées dans la vieille demeure par les terroristes, cela créait un vrai théâtre dans le théâtre, un peu comme dans Hamlet.

Or tout cela ne ressemblait en rien au synopsis que Lupin avait transmis et qui avait été validé. Les idées étaient bonnes, les ingrédients du succès étaient là…

Lupin était obligé de se rendre à l’évidence : les deux premiers épisodes étaient excellents, meilleurs sans doute que ce qu’il aurait pu faire dans ses moments de grande forme intellectuelle.

Une conclusion lui vint à l’esprit, qui ne l’aidait pas à secouer son marasme : la même aventure était arrivée à Alexandre Dumas. Son nègre habituel, Auguste Maquet, étant malade, le grand feuilletoniste se désespérait et s’attendait à ce qu’on lui réclame à cor et à cri une copie qu’il ne pouvait fournir, étant en voyage en Sicile. La lettre de Maquet l’avait alarmé — mais, par un incompréhensible miracle, les feuilletons de Dumas continuaient à paraître, à la grande surprise de celui-ci, qui était seul à savoir que Maquet ne pouvait rien rendre —, il avait appris à cette occasion que son nègre avait un nègre, et que Maquet déléguait tout à Gaspard de Cherville, honorable légitimiste qui écrivait des contes de chasse et de pêche dans sa gentilhommière, et qui avait une excellente plume alliée à de grandes facilités.

Lupin avait vite vu qu’une intelligence rivale, qui devait avoir percé à jour son stratagème, s’était amusée à le doubler, en s’interposant entre lui et la production, pour envoyer les excellents scénarios de la saison 3 : il ignorerait du coup comment le meurtre allait avoir lieu, qui serait tué. Cela signifiait que cette fois-ci Luis Perenna ou quelque autre de ses incarnations n’arriverait pas à toucher la cagnotte.

En jouant avec le Régent, qui décomposait la lumière comme un prisme, Lupin, un matin, avait compris. L’inconnu, ce ne pouvait être que son double, le fils qu’il aurait voulu avoir — fils dévoyé, puisqu’il s’est juré de faire le bien, d’être honnête, de ne rien voler… Beautrelet et lui seul pouvait être assez machiavélique pour avoir deviné qu’il était hors d’état d’agir, et pour prendre sa revanche en humiliant ainsi son vieux papa Lupin.

Aucune preuve, juste une intuition — et même si ses capacités intellectuelles étaient affaiblies, Lupin avait encore son flair. Cette manœuvre avait un côté potache, étudiant en thèse voulant faire son malin, qui ne pouvait venir que du petit Beautrelet, qui passe lui aussi ses nuits à regarder les dernières séries à la mode — c’est bien la culture de cette génération… Sans compter qu’il l’avait vu, place Dauphine, lors de leur dernière rencontre, dans la pose du vainqueur et que lui, Lupin, avait eu l’air de perdre la face. Beautrelet était sans doute aussi le seul à savoir que Luis Perenna est un des noms habituels du cambrioleur, et sans doute avait-il reconnu son visage derrière les postiches de celui qui avait répondu aux questions des journalistes devant la Sagrada Família de Gaudí, cette aiguille d’Étretat éternellement en chantier…

Cette fois, voilà pourtant l’honnête petit Isidore sur la pente d’une grosse escroquerie… Bien sûr, il ne pourra jamais dire qu’il est l’auteur des épisodes de la saison 3. Il ne pourra pas toucher les droits de diffusion sans se dévoiler, mais il va envoyer la bonne réponse au jeu et empocher la prime. La somme est très importante, ce n’est pas cela qui désole Arsène : non seulement il se sent incapable de répliquer mais il a été totalement roulé. Beautrelet doit rire, dans son studio d’étudiant, pendant que lui, dans son diamant en lévitation au-dessus du bois de Boulogne, se contente de visionner dix fois le troisième épisode de la saison 3, plongé dans le désespoir et l’admiration, amorphe, livide, désespéré, déshérité par son fils…