La question à laquelle il se raccroche, dans son désarroi, est la plus simple : pourquoi Beautrelet, qui devrait être totalement accaparé par la fin de ses recherches, qui bénéficie d’une année de bourse lui permettant de subvenir à ses besoins, et à qui la Cagliostro a dû ouvrir en plus de cela un crédit illimité, ses laboratoires et ses usines de médicaments, a-t-il envie de gagner autant d’argent ? Est-ce seulement pour se jouer de lui ? Pourquoi perdrait-il du temps à s’occuper d’un Lupin qu’il estime avoir déjà bien assez jeté à terre et piétiné comme cela ? Quels besoins nouveaux ce petit félon peut-il bien avoir ? Derrière la réponse à cette question se trouve la faille — le point d’appui qui pourrait sans doute permettre à Lupin de renverser la situation. S’il en avait la force.
La BBC a diffusé ce soir un nouvel épisode, où rien ne laisse pressentir qu’il va y avoir un meurtre. En plein cauchemar, c’est un conte de fées, une goutte d’eau de rose perturbant la préparation acide et vinaigrée que les épisodes précédents avaient patiemment mise au point. Alors qu’on suivait les terroristes, qu’on imaginait qu’ils allaient attaquer, l’action était centrée, dans la maison de Wallis, sur l’idylle entre la belle et son ancien clochard, voici une sorte de pause fleur bleue en pleine terreur. L’œil du cyclone : excellent procédé, avec une scène torride où elle cède enfin, un adultère qui complique encore la psychologie de la protagoniste, filmé par une caméra de surveillance installée dans sa chambre à son insu, sous l’œil de deux malabars enchantés de ce divertissant interlude. Beautrelet s’était surpassé. Le personnage du mari agent secret n’apparaissait pas du tout dans cet épisode : avait-il déjà été tué ? Où était-il pendant que sa doublure grossière, qui avait pris goût aux chemises de luxe et aux beaux souliers, se jetait sur sa femme ? Et elle, la sublime Wallis, acceptait-elle cette scène d’amour avec l’imposteur parce qu’elle la savait filmée, pour convaincre les terroristes que l’homme qui était dans le lit avec elle était bien leur cible ? Était-elle en train de tromper son mari pour lui sauver la vie ? Il est probable qu’Alexandre Dumas, quand il avait écrit le chapitre des Trois Mousquetaires intitulé « La nuit tous les chats sont gris » où règne ce genre de confusion érotique et dramatique, n’aurait pas trouvé mieux. Lupin était obligé de reconnaître que lui non plus n’aurait pas été aussi bon : le petit faisait du joli travail. De quoi écumer de rage.
Lupin, une minute après la fin des soixante-cinq minutes, prend sur lui. Il fallait que cette situation absurde cessât d’une manière ou d’une autre. Il appuie sur la télécommande pour faire à nouveau la pleine lumière dans sa chambre, le grand toit glisse sur ses rails, lent battement d’aile de chauve-souris. Il a oublié que c’était la nuit, et regarde le ciel et les étoiles comme s’il se trouvait dans un observatoire astronomique.
Il ravale son orgueil. Il va avoir enfin un peu d’énergie et de courage.
Isidore le vit apparaître dans un demi-sommeil. Ou plutôt il reconnut d’abord, les yeux encore fermés, l’accent espagnol de don Luis Perenna. Les volets entrouverts du repaire de Cartouche projetaient les premières lumières du jour et il n’eut pas besoin de regarder longtemps la silhouette qui se découpait dans l’unique fauteuil Voltaire, qui faisait tout le chic de son intérieur.
« Allez debout, Isidore, tu as assez dormi. Je t’ai apporté des croissants. Et des empanadillas tout craquants, tu vas aimer.
— Lupin !
— Et pourquoi pas ?
— Comment êtes-vous entré ? J’avais fermé la porte à clef, mon verrou de sûreté. Je n’ai rien entendu.
— Tu t’étonnes que Lupin perce les murs sans bruit ? Tu débutes ou quoi ? Joli pyjama bleu, de chez Charvet, elle te gâte, crebleu, la Cagliostro. Tu n’as pas honte, tu sais quel âge elle a ? On se posait déjà la question à son sujet à Trianon en 1788…
— Suffit ! Peu importe comment tu es entré, Lupin, mais tu vas vite ressortir. Aucune envie de te parler.
— Ah, on passe au tutoiement réciproque, c’est mieux, j’avais l’impression d’avoir cent ans. Je me sens jeune moi aussi avec toi, mon fiston !
— Dis ce que tu veux. Pars ensuite.
— Je veux que tu me fasses du café puisque je t’ai apporté ces sucreries de Barcelone et les meilleurs croissants de Paris, tu sais, ceux des Délices de Sèvres. »
Ce fut Paul-Isidore qui éclata de rire, et Lupin ensuite. La cafetière était une Krupp, et ce fut l’occasion de dire qu’elle marchait aussi bien que les canons du Kaiser dans l’aventure d’autrefois qui s’appelait L’Éclat d’obus.
Lupin parla d’abord :
« Bon, je ne suis pas ton professeur, ton père Fouettard, comment l’appelles-tu déjà ton directeur de thèse, le grand biochimiste ?
— Le père Foucart. Il attend mes résultats pour dans six mois.
— Tu n’as pas honte ! Tu continues à lui faire croire que tu cherches. Mais tu ne chercherais pas si tu n’avais déjà trouvé ! C’est ta tapisserie de Pénélope ton affaire, ça ne trompe pas le père Lupin : avoue que tu détruis chaque soir les notes que tu prends pendant la journée pour que ça dure jusqu’à la fin de ta bourse… Tu veux que je te la raconte, moi, en trois minutes, ta thèse ? Tu as compris qu’une cellule pouvait devenir une cellule neuronale, soumise à certaines conditions de chauffage et de pression. Que le résultat, dans certains cas, permettait de régénérer les cellules du corps humain à l’identique. Pendant que tout le monde perdait son temps à étudier la caféine et ses vertus étranges lors du clonage thérapeutique — tu sens comme ça embaume, c’est la Krupp —, toi tu as compris qu’à partir du miel, matière composite, on obtenait très vite des résultats stupéfiants. C’est avec cette idée géniale que tu as gagné la compétition de Strasbourg, restait à vérifier expérimentalement. Tu as tout trouvé, depuis longtemps. La réalisation dans le laboratoire pharmaceutique possédé par ta Balsamo, ta prétendue comtesse, a demandé à peine un jour d’expérience. Maintenant tu joues à celui qui n’a pas encore complètement réussi pour gagner du temps et faire monter les enchères. Ta découverte va te rendre très riche. On pourra réparer les cellules du corps humain. Tu vas détenir l’élixir de longue vie… Tu prends donc toutes tes précautions, tu as persuadé ton directeur qu’il te fallait encore six mois. Qu’ils sont naïfs ces grands savants ! Mais le plus niais ça sera toi, tu vas voir, c’est la Cagliostro qui va toucher le jackpot, tu es pieds et poings liés avec son laboratoire, elle a tout payé, elle va te presser le citron et elle jettera l’écorce, comme elle a toujours fait avec les hommes, comme Frédéric II avec Voltaire, sauf si je veille un peu à tes affaires.
— Je t’interdis, Lupin.
— J’aime que tu me dises tu, enfin, d’homme à homme. Maintenant tu vas me parler de ce que tu fabriques vraiment dans ta planque. Car des recherches tu en fais, tu n’as jamais arrêté. Simplement tu travailles sur autre chose, je le sais, je suis venu voir un peu tout ça, chez toi, en ton absence. Tu passes beaucoup de temps à regarder des séries, à pirater mes messages pour envoyer tes scénarios à la BBC, mais ça n’est pas forcément mauvais pour ton cerveau… Je sais que l’essentiel n’est pas dans ton ordinateur, l’important tu ne l’as pas écrit, mais tu vas devoir m’en parler… »