Isidore, toujours vêtu de son pyjama de coton bleu — qu’il avait acheté chez Monoprix —, était décidé à ne rien lâcher, et à reprendre la main. Il savait bien pourquoi Lupin était venu le voir. Il avait compris, enfin. Le garçon se moqua de lui :
« Tu me fais pitié, Arsène, tu en as mis du temps à venir. Je ne savais pas que tu perçais les murs et que le grand seigneur méchant homme que tu es avait ses habitudes dans ma chambrette, mais je peux te dire que ça fait au moins quinze jours que je t’attendais. Tu as enfin compris que c’était moi qui interceptais tes mails, et qui envoyais à ta place les scénarios de La Mort qui rôde. C’est pas mauvais, hein ?
— C’est même excellent.
— Il faut l’accepter, tu n’es plus bon à rien, tu n’es plus capable d’inventer, de te renouveler… Tu es une délicieuse vieille chose du XXe siècle. Tu ne voudrais quand même pas que je te dise qui va être tué et pourquoi ? Tu es un petit retraité qui regarde des feuilletons à la télévision. Où est-il le grand Arsène, le monocle qui vole, le coureur de fond, l’alpiniste qui escaladait Big Ben ? Il est là où on trouve les monocles et les capes de magiciens, au marché aux puces ! Tu voudrais que je t’explique comment le mari de Wallis va réapparaître dans l’épisode de la semaine prochaine… Tu en es là. C’est pour ça que tu as fini par venir, ici, à Canossa. C’est pathétique. Attention, plus que trois semaines avant le meurtre… Les paris commencent déjà sur le Web, les gens vont bientôt envoyer leurs questionnaires de jeu dûment remplis à la chaîne. C’est qu’il y a gros à gagner cette fois, la cagnotte a doublé depuis la dernière fois, on a deux fois plus de fans, grâce à toi soit dit en passant, enfin grâce à don Luis Perenna…
— Tu vas être gentil dans un instant, Isidore. Ce n’est pas cool du tout de se moquer ainsi de son vieil Arsène à qui on doit tout. Que tu es enfant…
— Le pire n’est pas là… S’intéresser à une série télévisée, alors que je suis en train de mettre au point une invention extraordinaire… Tu as bien deviné : je ne m’occupe plus ni du miel ni des cellules. Et tu voudrais en plus que je t’en parle, tu ne manques pas d’air. Tu crois que tout t’est dû, que tu vas tout résoudre d’un coup. Tu es visiblement passé en phase maniaque, après ces semaines de phase dépressive, rien que de très normal, ne t’inquiète pas, la chimie moderne est là pour t’aider. Quand on est gentleman-cambrioleur, c’est assez logique au fond d’être aussi maniaco-dépressif. Ça t’arrivait déjà quand tu vivais en 1900, même si on n’avait pas encore inventé le concept, pauvre vieux…
— Isidore, tu sais, parfois on franchit une ligne, sans s’en rendre compte. Là tu viens de passer les bornes. Tu vas devoir m’écouter. Je te laisse le temps de mettre une chemise, un caleçon, un jean et des mocassins, tu vas me suivre, tu vas voir, file faire un minimum d’ablutions, laisse la porte ouverte pour m’écouter, on a peu de temps… »
Beautrelet haussa les épaules. En effet, il était l’heure de commencer cette journée. Lupin, d’une voix grave et retenue, tandis que le garçon, dans la salle de bains, se passait le visage à l’eau et se changeait, lui expliqua quelques vérités simples.
D’abord, Paul Beautrelet, arrivant à Paris à vingt ans et ne doutant de rien, ne s’était pas étonné de trouver tout de suite un élégant petit studio pas trop cher, dans la première agence dont un ami de sa mère avait donné le numéro. Pauvre naïf : c’est l’agence Lupin qui lui avait dégotté le studio de Cartouche ! Depuis des mois, Lupin allait et venait comme il l’entendait chez son protégé parce qu’il possédait tout le pâté de maisons. Paul était un de ses locataires. Devant sa glace il pâlissait, s’efforçant de ne rien montrer : il recevait en effet les enveloppes de loyer de l’Agence Lalumière, avec ces enveloppes frappées d’un grand logo AL auquel il n’avait jamais prêté attention…
« Tu le connais toi-même, le secret pour traverser le mur de ta chambre, et tu ne l’utilises pas, regarde les trois lettres qui sont sculptées en léger relief sur le linteau, les initiales de mon prédécesseur : Louis Dominique Cartouche. Maintenant, fredonne en te lavant les dents, si tu veux bien, la petite chanson que tu avais sur les lèvres, m’a dit Jacques, dans la voiture, pendant que vous rouliez vers la Suisse. Tu veux que je chante aussi ? “Enfin Cartouche est pris / Avecque sa maîtresse / Mais il s’en est enfui / Par un tour de souplesse / L’aile vola légère / Comme roule le dé / Il aurait traversé une porte de fer / Les murailles pour lui se sont tout effacées…” C’est joli, non, cette mélodie du Grand Siècle, on dirait du François Couperin le Grand, ça se retient tout seul… »
Et d’une main Lupin saisit le L, lui imprima un petit mouvement comme pour le faire voler, puis le D qui roula comme un dé entre ses doigts, et à cet instant, comme il tenait les deux lettres entre ses mains, le C s’enfonça dans la pierre, effacé… Sans un crissement, le grand miroir biseauté dont la demoiselle aux yeux verts s’était moquée, à des kilomètres de là, au Velours, la boîte branchée de Tokyo, glissa le long de la paroi, dissimulant une ouverture, le début d’un escalier qui descendait.
Beautrelet cette fois était stupéfait. Son appartement, son refuge, était ouvert, avec un mur béant en face de son lit, et Lupin lui montrait une porte qui devait exister depuis l’époque où les gendarmes du roi voulaient coincer le brigand au grand cœur. Lupin rit à nouveau…
Non, cette issue ne datait pas du XVIIe siècle, il l’avait fait aménager quand il avait décidé, par amour des monuments historiques et des belles choses, de s’associer à la rénovation du « secteur sauvegardé du Marais ». Sous les traits d’un promoteur immobilier il avait fait d’immenses profits en rachetant pour rien des immeubles croulants entre cette rue et la place des Vosges et en les restaurant conformément à leur style d’origine…
« Cette histoire me dit quelque chose…
— Oui, tu l’as lue dans un des livres de mon biographe d’autrefois, ce cher vieux Leblanc. J’avais déjà fait le coup vers 1910, en lotissant des immeubles en grand style post-haussmannien, et en les truffant de doubles portes, de passages secrets, d’armoires qui permettent de s’échapper par la cour de la villa voisine, ça m’avait été bien utile. Et tu n’imagines pas le nombre de services que mes gruyères ont pu rendre à la Résistance, j’avais donné tous mes plans au secrétaire de Jean Moulin, un chic type, tu sais, Cordier. J’ai recommencé l’exploit ici, sous Malraux ministre, en sauvant au passage le plus beau quartier de Paris. Entre ta rue du Pont-aux-Choux et le socle creux de la statue de Louis XIII qui est devant la maison de Victor Hugo, c’est un dédale qui me permet d’aller et venir, d’escamoter, d’entrer, de sortir, de venir te rendre visite au saut du lit. Tu es enfin prêt, ça te va pas mal une barbe de trois jours, allez viens, suis-moi, je vais te montrer mon laboratoire, puisque tu refuses de me parler de tes véritables recherches. Tu vas voir que j’ai peut-être pris un peu d’avance, et que ce n’est pas uniquement la mort qui rôde autour de nous… »
La curiosité fut la plus forte. Beautrelet, d’un regard, fit comprendre à Lupin qu’il acceptait de le suivre.
Les deux hommes s’engagèrent, parlant toujours, dans un escalier tout neuf, qui remplissait l’épaisseur qui sépare la maison de Cartouche de sa voisine. Peu après, ils arrivèrent à un palier, Lupin manœuvra une autre porte, et cette fois le passage, éclairé de loupiotes, avait l’air d’un chemin de ronde…