Выбрать главу

« C’est la partie XVIIIe du parcours, construit pendant la Révolution, on va arriver à une maison qui se trouve juste sur le passage que suivit la charrette qui emmena la reine Marie-Antoinette à l’échafaud, place de la Révolution. Elle venait du Temple, la prison, là où est aujourd’hui la mairie du IVe. C’est le chevalier de Maison-Rouge qui avait fait faire ces travaux. Il s’agissait d’enlever la reine. On avait commencé, des mois avant son procès, à tout aménager, l’issue funeste n’était que trop certaine. Le matin tragique, les gardes nationaux ont trouvé le passage secret, on a arrêté Maison-Rouge. Tu sais qui l’avait vendu ? Joseph Balsamo, ci-devant comte de Cagliostro, qui avait déjà eu la peau du pauvre cardinal de Rohan-Strasbourg, et qui avait juré la mort de la monarchie… Il avait une fille dont on disait qu’elle était plus vieille que son âge apparent, elle était belle, mais… Tu m’écoutes, Beautrelet, penche la tête, tu vas te cogner, encore deux escaliers et on va arriver chez moi… »

*

Lupin était assez fier de sa vieille baraque de la place des Vosges. Il y avait amassé ses trésors, de la cave aux greniers, des bijoux dignes du musée de l’Or de Bogota, des tapisseries des Flandres, de l’art africain, des expressionnistes allemands et des surréalistes belges, un Philippe de Champaigne qui aurait eu sa place au Louvre, un Fragonard, un bureau estampillé BVRB où reposait, sur un lutrin néogothique, le dessin de la première couverture du premier album de Tadamishi… On se serait cru chez un grand commissaire-priseur. Lupin fit traverser la demeure au jeune homme au pas de gymnastique. Il avait voulu tout cela, puis il en avait eu assez et était allé s’installer dans la bulle vide construite pour lui par Gehry, à l’autre extrémité de la ville.

« Tu aimes mes accumulations, je mélange toutes les époques…

— Vous avez fait appel à un décorateur ? C’est amusant votre ascenseur tout en verre…

— Ah, tu repasses au vous… Intimidé ? Non, pas besoin de décorateur, tu sais, je prétends que quand on met les uns à côté des autres des objets et des œuvres d’art qui valent chacun plus de cent mille euros, ils s’accordent toujours assez bien entre eux, à cinq cent mille c’est encore mieux. Je fais comme ça de grandes économies d’architecte d’intérieur, j’assemble les choses selon leur prix, c’est plutôt joli quand on ne le sait pas, non ? Mais je ne t’ai pas emmené ici pour te montrer mes brocantes, j’ai fait un testament pour le Louvre, Orsay, le Quai Branly et aussi le Centre Pompidou pour la malle de carnets de Duchamp que tu vois là, sur la console de Boulle… On va sous le toit, c’est mon laboratoire. C’est là que je travaille à mon opération “Bouchon de cristal”. Tu devines de quoi il s’agit ? Tu es de plus en plus pâle… Tu te souviens de la couverture du Bouchon de cristal ? »

*

Beautrelet comprit tout en entendant « Bouchon de cristal ». Il travaillait en secret à la mise au point d’une sorte d’œil artificiel. Il n’avait rien écrit nulle part à ce sujet. Il avait tout en tête. Et dans sa tête, il avait donné à ce projet un nom de code pris dans les aventures d’Arsène Lupin, celle où le secret est caché dans un œil de verre : Le Bouchon de cristal.

Depuis quelques années déjà, tous les chercheurs étaient braqués sur une idée simple, sans arriver à une découverte satisfaisante et commercialisable : rendre l’accès au réseau virtuel directement ouvert, sans passer par les ordinateurs, les tablettes, les smartphones… On était arrivé déjà à une parfaite miniaturisation des données dans les branches des lunettes. On arriverait bientôt à une commande directe depuis le cerveau. On y était presque. L’objectif était de pouvoir accéder sans effort à l’ensemble des connaissances humaines qui se trouvent en ligne. Lire une phrase par exemple et, sans avoir à la taper ou à la prononcer à haute voix, savoir immédiatement de quel livre elle provient. Voir un tableau et rentrer l’image dans le dispositif qui fournirait au cerveau immédiatement le nom de l’artiste, la localisation de l’œuvre, son titre, sa date, des œuvres comparables… Qu’Internet ne soit plus sur un écran, ni même dans les objets, mais au plus près de l’intelligence humaine, dans le corps, dans la tête de chacun… Il était clair que l’évolution allait dans ce sens et qu’on y arriverait plus vite que prévu. Beautrelet pensait que cette béquille intégrée, donnant à son possesseur toute la mémoire du monde, et l’accès au plus vaste univers d’informations qu’aucun homme ait jamais eu le temps ou le pouvoir de posséder, loin de rendre les individus bêtes et incultes, libérerait le cerveau des tâches subalternes et permettrait à celui-ci, en deux ou trois générations, de se développer dans d’autres directions. Comme un ordinateur qu’on doterait d’un disque de mémoire externe, et dans lequel du coup on libérerait des espaces vierges. Soulagé de la mémoire, le cerveau humain irait du côté de l’intuition, de la télépathie, de la sensibilité, l’homme dépasserait l’homme… Pour transmettre les informations, il y avait une porte évidente : l’œil. Le grand Stephen Hawking donnait l’exemple de manière géniale en écrivant des livres malgré sa paralysie simplement grâce à un code, avec le battement des paupières. En miniaturisant dans un œil de cristal l’ensemble de la technologie, en insérant à l’intérieur de l’œil une sorte de lentille de contact, Beautrelet pensait être capable d’y arriver. Il avait utilisé pour cela des connaissances excédant de beaucoup celles du chercheur qu’il était à l’origine, et cette fois il sentait qu’il allait pouvoir réussir…

En entrant dans le laboratoire, Paul-Isidore comprit son malheur. L’œil artificiel directement connecté à Internet, la première prothèse de cerveau humain, qu’il croyait avoir inventée, était dessinée sur le mur.

La jeune Sabine, l’architecte de la bande, ravie de voir débouler le patron qui n’était pas venu depuis des jours et des jours, était en train de reporter sur un écran des dessins d’une hallucinante précision : en voyant les schémas, Beautrelet dut s’avouer que Lupin avait trouvé avant lui.

Comme s’il avait cambriolé la part non écrite de ses recherches, ce dont il n’avait encore parlé à personne, comme si c’était cette fois l’intimité même de sa cavité crânienne qui avait été violée, comme si dans sa tête on avait creusé des passages secrets et vrillé des escaliers dérobés. À côté de Sabine se trouvait une des imprimantes 3D les plus performantes de la nouvelle génération, celle qui pouvait permettre à des terroristes de fabriquer des armes à partir de plans.

Le nom de code s’affichait sur l’immense écran de travail : « Bouchon de cristal ».

Lupin lui demanda :

« Alors, c’est pour payer ce genre de travaux, développer ton invention, ou pour te moquer de moi que tu écris ce scénario à ma place ? Tu as vraiment besoin qu’on finance les aspects techniques de ton affaire, d’où l’idée d’empocher la prime, en faisant au passage enrager le vieux lion Lupin ? Elle est un peu radine, finalement, ta Cagliostro ? Ou elle n’a pas tout à fait confiance en toi ? Moi je suis clair avec toi, et généreux : je ne suis pas encore arrivé à bon port. Il manque sans doute des éléments que mes techniciens n’ont pas. Je les laisse travailler sous la férule de Sabine. Elle est surdouée. Pendant ce temps, je reste chez moi à regarder le plafond. Viens. Dis oui. C’est part à deux.

— Lupin, c’est non. »

À cet instant, Lupin retrouva toute l’énergie de ses vingt ans. Pour qui se prenait ce freluquet ? Il avait oublié un élément tellement évident dans cette affaire : le palace La Grotte des Demoiselles lui appartenait, et il était truffé de caméras. Il suffit de faire fuiter les images des huit scénaristes incompétents et ramollis pour que l’imposture soit révélée et que Beautrelet ne touche rien…